Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/228

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cations en tirèrent beaucoup de sang déjà dissous. Aussitôt qu’on cessait de faire promener par force le malade, les convulsions le prenaient. Il souffrit horriblement pendant cinq ou six heures. Enfin la thériaque et l’eau de lusse qu’on lui avait administrées dès la première demi-heure, provoquèrent une sueur abondante et le tirèrent d’affaire.

Cette aventure rendit tout le monde plus circonspect à se mettre dans l’eau. Notre Taïtien suivit avec curiosité le malade pendant tout le traitement. Il nous fit entendre que dans son pays il y avait le long de la côte des serpents qui mordaient les hommes à la mer, et que tous ceux qui étaient mordus en mouraient. Ils ont une médecine, mais je la crois fort peu avancée. Il fut émerveillé de voir le matelot, quatre ou cinq jours après son accident, revenir au travail. Fort souvent, en examinant les productions de nos arts et les moyens divers par lesquels ils augmentent nos facultés et multiplient nos forces, cet insulaire tombait dans l’admiration de ce qu’il voyait, et rougissait pour son pays : Aouaou ; Taïti, fi de Taïti ! nous disait-il avec douleur. Cependant il n’aimait pas à marquer qu’il sentait notre supériorité sur sa nation. On ne saurait croire à quel point il est haut. Nous avons remarqué qu’il est aussi souple que fier, et ce caractère prouve qu’il vit dans un pays où les rangs sont inégaux.

Le 19 au soir, nous fûmes enfin en état de partir, mais il sembla que le temps ne fît qu’empirer : grand vent de sud, déluge de pluie, tonnerre, grains en tourmente. La mer était très grosse dehors, et les oiseaux pêcheurs se réfugiaient dans la baie. Le 22, nous ressentîmes, vers dix heures et demie du matin, plusieurs secousses de tremblement de terre. Elles furent très sensibles sur nos vaisseaux, et durèrent environ deux minutes. Pendant ce temps la mer haussa et baissa plusieurs fois de suite, ce qui effraya beaucoup ceux qui pêchaient sur les récifs, et leur fit chercher un asile dans les bateaux. Au reste, il semble que dans cette saison les pluies soient ici sans interruption. Un orage n’attend pas l’autre ; le tonnerre gronde presque continuellement et la nuit donne l’idée des ténèbres du