Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/247

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feux. Bientôt après, nous aperçûmes deux embarcations à la voile, de la forme des bateaux malais. Je fis arborer pavillon et flamme hollandaise, et tirer un coup de canon, et je fis une faute sans le savoir. Nous avons appris depuis que les habitants de Céram sont en guerre avec les Hollandais, qu’ils ont chassés de presque toutes les parties de leur île. Aussi courûmes-nous inutilement un bord dans la baie ; les bateaux se réfugièrent à terre, et nous profitâmes du vent frais pour continuer notre route. Le terrain du fond de la baie est bas et uni, entouré de hautes montagnes, et la baie est semée de plusieurs îles. Il nous fallut gouverner à ouest-nord-ouest pour en doubler une assez grande, sur la pointe de laquelle on voit un îlot et un banc de sable, avec une bâture qui paraît s’allonger une lieue au large. Cette île se nomme Bonao, laquelle est coupée en deux par un canal fort étroit. Quand nous l’eûmes doublée, nous gouvernâmes jusqu’à midi à ouest-quart-sud-ouest.

Il venta grand frais du sud-sud-ouest au sud-sud-est, et nous louvoyâmes le reste du jour entre Bonao, Kelang et Manipa, cherchant à faire du chemin dans le sud-ouest. À dix heures du soir, nous eûmes connaissance des terres de l’île Boëro par des feux qui étaient allumés, et comme mon projet était de m’y arrêter, nous passâmes la nuit sur les bords, pour nous en tenir à portée et au vent si nous pouvions. Je savais que les Hollandais avaient sur cette île un comptoir faible, quoiqu’assez riche en rafraîchissements. Dans l’ignorance profonde où nous étions de la situation des affaires en Europe, il ne nous convenait pas d’en venir hasarder les premières nouvelles chez les étrangers, sauf en un lieu où nous aurions été à peu près les plus forts.

Ce ne fut pas sans d’excessifs mouvements de joie que nous découvrîmes, à la pointe du jour, l’entrée du golfe de Cajeli. C’est où les Hollandais ont leur établissement ; c’était le terme où devaient finir nos grandes misères. Le scorbut avait fait parmi nous de cruels ravages depuis notre départ du port Praslin ; personne ne pouvait s’en dire entièrement exempt, et la moitié de nos équipages était hors d’état de faire aucun travail. Huit jours de plus passés à la mer eussent assurément coûté la vie à un grand nombre, et la santé à presque tous. Les vivres qui nous restaient étaient si pourris et d’une odeur si cadavéreuse, que les moments les plus durs de nos