Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/250

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pour lui faire une visite. Malgré le trouble que devait lui causer notre arrivée, il nous reçut à merveille. Il nous offrit même à souper, et certes nous l’acceptâmes. Le spectacle du plaisir et de l’avidité avec lequel nous le dévorions, lui prouva mieux que nos paroles que ce n’était pas sans raison que nous criions à la faim. Tous les Hollandais en étaient en extase ; ils n’osaient manger dans la crainte de nous faire tort. Il faut avoir été marin et réduit aux extrémités que nous éprouvions depuis plusieurs mois, pour se faire une idée de la sensation que produit la vue des salades et d’un bon souper sur des gens en pareil état. Ce souper fut pour moi un des plus délicieux instants de mes jours, d’autant que j’avais envoyé à bord des vaisseaux de quoi y faire souper tout le monde aussi bien que nous.

Il fut réglé que nous aurions journellement du cerf pour entretenir nos équipages à la viande fraîche pendant le séjour, qu’on nous donnerait en partant dix-huit bœufs, quelques moutons et à peu près autant de volailles que nous en demanderions. Il fallut suppléer au pain par du riz ; c’est la nourriture des Hollandais. Les insulaires vivent de pain de sagou, qu’ils tirent du cœur d’un palmier auquel ils donnent ce nom ; ce pain ressemble à la cassave. Nous ne pûmes avoir cette abondance de légumes qui nous eût été si salutaire ; les gens du pays n’en cultivent point. Le Résident voulut bien en fournir pour les malades du jardin de la Compagnie.

Au reste, tout ici appartient à la Compagnie directement ou indirectement, gros et menu bétail, grains et denrées de toute espèce. Elle seule vend et achète. Les Maures à la vérité nous ont vendu des volailles, des chèvres, du poisson, des œufs et quelques fruits ; mais l’argent de cette vente ne leur restera pas longtemps : les Hollandais sauront bien le retirer pour des hardes fort simples, mais qui n’en sont pas moins chères. La chasse même du cerf n’est pas libre, le Résident seul en a le droit. Il donne à ses chasseurs trois coups de poudre et de plomb, pour lesquels ils doivent apporter deux animaux, qu’on leur paye alors six sols pièce. S’ils n’en rapportent qu’un, on retient sur ce qui leur est dû le prix d’un coup de poudre et de plomb.

Dès le 3 au matin, nous établîmes nos malades à terre pour y coucher pendant notre séjour. Nous envoyions aussi journellement