Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/31

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sonnes. Il y a des cérémonies sacrées pour les esclaves, et les Dominicains ont établi une confrérie de nègres. Ils ont leurs chapelles, leurs messes, leurs fêtes, et un enterrement assez décent ; pour tout cela, il n’en coûte annuellement que quatre réaux par nègre agrégé. Les nègres reconnaissent pour patrons saint Benoît de Palerme et la Vierge, peut-être à cause de ces mots de l’Écriture : Nigra sum, sed formosa, filia Jérusalem. Le jour de leur fête, ils élisent deux rois, dont l’un représente le roi d’Espagne, l’autre celui de Portugal, et chaque roi se choisit une reine. Deux bandes, armées et bien vêtues, forment à la suite des rois une procession, laquelle marche avec croix, bannières et instruments. On chante, on danse, on figure des combats d’un parti à l’autre, et on récite des litanies. La fête dure depuis le matin jusqu’au soir, et le spectacle en est assez agréable.

Les dehors de Buenos-Ayres sont bien cultivés. Les habitants de la ville font presque tous des maisons de campagne qu’ils nomment quintas, et leurs environs fournissent abondamment toutes les denrées nécessaires à la vie. J’en excepte le vin, qu’ils font venir d’Espagne ou qu’ils tirent de Mendoza, vignoble situé à deux cents lieues de Buenos-Ayres. Ces environs cultivés ne s’étendent pas fort loin ; si on s’éloigne seulement à trois lieues de la ville, on ne trouve plus que des campagnes immenses, abandonnées à une multitude innombrable de chevaux et de bœufs, qui en sont les seuls habitants. À peine, en parcourant cette vaste contrée, y rencontre-t-on quelques chaumières éparses, bâties moins pour rendre le pays habitable que pour constater aux divers particuliers la propriété du terrain, ou plutôt celle des bestiaux qui le couvrent. Les voyageurs qui la traversent n’ont aucune retraite, et sont obligés de coucher dans les mêmes charrettes qui les transportent, et qui sont les seules voitures dont on se serve ici pour les longues routes. Ceux qui voyagent à cheval, ce qu’on appelle aller à la légère, sont le plus exposés à coucher au bivouac au milieu des champs.

Tout le pays est uni, sans montagnes et sans autre bois que celui des arbres fruitiers. Situé sous le climat de la plus heureuse température, il serait un des plus abondants de l’univers en toutes sortes