Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/89

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Le motif qui fondait cette demande était la crainte que les vices des Européens ne diminuassent la ferveur des néophytes, ne les éloignassent même du christianisme, et que la hauteur espagnole ne leur rendît odieux un joug trop appesanti. La cour d’Espagne, approuvant ces raisons, régla que les missionnaires seraient soustraits à l’autorité des gouverneurs, et que le Trésor leur donnerait chaque année soixante mille piastres pour les frais des défrichements, sous la condition qu’à mesure que les peuplades seraient formées et les terres mises en valeur, les Indiens paieraient annuellement au roi une piastre par homme depuis l’âge de dix-huit ans jusqu’à celui de soixante. On exigea aussi que les missionnaires apprissent aux Indiens la langue espagnole ; mais cette clause ne paraît pas avoir été exécutée.

Les Jésuites entrèrent dans la carrière avec le courage des martyrs et une patience vraiment angélique. Il fallait l’un et l’autre pour attirer, retenir, plier à l’obéissance et au travail des hommes féroces, inconstants, attachés autant à leur paresse qu’à leur indépendance. Les obstacles furent infinis, les difficultés renaissaient à chaque pas ; le zèle triompha de tout, et la douceur des missionnaires amena enfin, à leurs pieds ces farouches habitants des bois. En effet, ils les réunirent dans des habitations, leur donnèrent des lois, introduisirent chez eux les arts utiles et agréables ; enfin, d’une nation barbare, sans mœurs et sans religion, ils en firent un peuple doux, policé, exact observateur des cérémonies chrétiennes[1]. Ces Indiens, charmés par l’éloquence persuasive de leurs apôtres, obéissaient volontiers à des hommes qu’ils voyaient se sacrifier à leur bonheur ; de telle façon que quand ils voulaient se former une idée du roi d’Espagne, ils se le représentaient sous l’habit de saint Ignace.

Cependant il y eut contre son autorité un instant de révolte dans l’année 1757. Le roi Catholique venait d’échanger avec le Portugal les peuplades des missions situées sur la rive gauche de l’Uruguay contre la colonie du Saint-Sacrement. L’envie d’anéantir la contre-

  1. Voir Crétineau-Joly : Les Jésuites au Paraguay.