Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/96

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que de chaque peuplade, avec quelques Indiens de leur suite. Ils étaient sortis des missions avant qu’on s’y doutât de l’objet qui les faisait mander. La nouvelle qu’ils en apprirent en chemin leur fit impression, mais ne les empêcha pas de continuer leur route. La seule instruction dont les curés eussent muni au départ leurs chers néophytes, avait été de ne rien croire de tout ce que leur débiterait le gouverneur général. « Préparez-vous, mes enfants, leur avaient-ils dit, à entendre beaucoup de mensonges. » À leur arrivée, on les amena directement au gouvernement, où je fus présent à leur réception. Ils y entrèrent à cheval au nombre de cent vingt, et s’y formèrent en croissant sur deux lignes ; un Espagnol instruit de la langue des Guaranis leur servait d’interprète. Le gouverneur parut à un balcon ; il leur fit dire qu’ils étaient les bienvenus, qu’ils allassent se reposer, et qu’il les informerait, du jour auquel il aurait résolu de leur signifier les intentions du roi. Il ajouta sommairement qu’il venait les tirer de l’esclavage et les mettre en possession de leurs biens dont jusqu’à présent ils n’avaient pas joui. Ils ne paraissaient pas mécontents, mais il était aisé de démêler sur leur visage plus de surprise que de joie. Au sortir du gouvernement, on les conduisit à une maison des Jésuites, où ils furent logés, nourris et entretenus aux dépens du roi. Le gouverneur, en les faisant venir, avait mandé nommément le fameux cacique Nicolas, mais on écrivit que son grand âge et les infirmités ne lui permettaient pas de se déplacer.

À mon départ de Buenos-Ayres, les Indiens n’avaient pas encore été appelés à l’audience du général. Il voulait leur laisser le temps d’apprendre un peu la langue et de connaître la façon de vivre des Espagnols. J’ai plusieurs fois été les voir. Ils m’ont paru d’un naturel indolent ; je leur trouvais cet air stupide d’animaux pris au piège. On m’en fit remarquer que l’on disait fort instruits ; mais comme ils ne parlaient que la langue guaranis, je ne fus pas dans le cas d’apprécier le degré de leurs connaissances ; seulement j’entendis jouer du violon un cacique que l’on nous assurait être grand musicien ; il joua une sonate, et je crus entendre les sons obligés d’une serinette. Au