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le terrain s’abaisse rapidement, et l’on ne rencontre plus au delà que quelques pauvres cultures de riz éparpillées dans la plaine. Rien ne donne une idée plus triste de l’incurie et de l’indolence du Cambodgien, que la vue de ces petits carrés de riz, perdus au milieu de fertiles terrains restés en friche alors que ni les bras ni les bestiaux ne manquent pour les cultiver. Ce qui est nécessaire à sa consommation, mais rien de plus, telle est la limite que le Cambodgien paraît presque partout donner à son travail. Aussi, au milieu d’éléments de richesse qui n’attendent qu’une main qui les féconde, au milieu du pays le plus admirablement favorisé de la nature, reste-t-il pauvre et misérable, repoussant par paresse ou par découragement le bien-être et la fortune qui lui tendent la main : triste résultat du système de gouvernement qui tue ce riche et malheureux pays. L’intermédiaire du mandarin en tout et pour tout, en faisant toujours à celui-ci la part du lion dans les bénéfices, a tué le peu d’initiative d’une race naturellement indolente et qui paraît préférer, en toute circonstance, aux travaux sédentaires, la vie errante des forêts.

Le 13 juillet, nos barques étaient enfin prêtes ; nous procédâmes à l’embarquement et à l’arrimage à bord de tout notre matériel ; le personnel fut ensuite réparti entre elles aussi également que possible, et le pavillon français fut arboré sur celle qui portait le chef de l’expédition. À midi, les pirogues débordèrent successivement et commencèrent leur long et pénible halage le long de la rive gauche du fleuve. L’équipage de ce genre de barques se compose, suivant leur dimension, de six à dix hommes appelés piqueurs. Chacun d’eux est armé d’un long bambou aux extrémités duquel se trouvent, d’un côté un croc en fer, de l’autre une petite fourche, selon que l’on veut pousser ou tirer à soi. Les piqueurs partent de la plate-forme avant, fixent leur bambou à un point quelconque de la rive, pierre ou branche d’arbre, et marchent vers l’arrière pour revenir ensuite par le bord opposé prendre un nouveau point d’appui ou de halage. Cette espèce de manège circulaire peut imprimer à la pirogue la vitesse d’un homme marchant au pas de course quand les piqueurs sont habiles et que la rive que l’on suit est droite et nette. Le patron doit porter toute son attention à maintenir la barque dans le sens du courant ou plutôt son avant légèrement incliné vers la rive ; s’il laissait le courant frapper l’avant du côté opposé, la barque viendrait en travers, et il faudrait lui laisser faire le tour entier avant de songer à la ramener le long de la berge.

Nous ne fîmes que peu de chemin le 13 : après un court arrêt à Sombor, nous vînmes nous remiser pour la nuit à l’entrée du Prek Champi, petit affluent de la rive gauche. Nous nous trouvions là au commencement des rapides de Samboc-Sombor. La lisière d’un champ de maïs nous servit de dortoir : la nouveauté de la situation, les conversations prolongées fort avant dans la nuit, les moustiques, quelques grains de pluie firent passer une nuit blanche à la plupart d’entre nous. Le lendemain, à 6 heures du matin, après un déjeuner sommaire composé, comme à bord, de biscuit et de café, nos barques continuèrent l’ascension du fleuve.

Le courant était rapide ; les eaux avaient monté de 5 mètres environ et charriaient déjà des arbres, des branches, des amas de feuilles enlevés aux rives. Au lieu des têtes de