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Rien de plus animé et de plus vivant que ce paysage ; véritable Eldorado de chasseur, auquel l’homme manque cependant !

Des forêts magnifiques s’étendent presque sans interruption sur les deux rives du fleuve entre Stung Treng et les cataractes. Il est bien difficile de traduire l’impression que laissent dans l’esprit ces gigantesques paysages de l’Asie tropicale : elle semble tenir des lieux eux-mêmes je ne sais quoi de caractéristique et d’intime qui ne saurait se traduire dans une langue étrangère à ces régions lointaines. Les points de comparaison manquent presque complètement pour essayer de la rendre. Ce n’est, du reste, qu’une question d’échelle pour le regard. L’œil s’accoutume vite à ces proportions grandioses qui se marient si bien à la richesse de la végétation, à ces profusions de verdure qui couvrent tout, s’accumulent et s’entassent à l’infini et que l’on finit par ne plus voir, par cela même qu’elles sont partout. Ces forêts sont désespérément belles et pleines d’harmonies étranges : au moindre souffle de brise, le bambou grince et se plaint comme un mât courbé par la tempête, la haute cime des dzaô rend un murmure vague et sourd qui se propage et se répète comme un long gémissement au travers de cet océan de feuillage. La brise cesse, le silence se rétablit ; soudain un bruit lointain se fait entendre sous les arceaux de la forêt, il se renouvelle toujours plus fort, grandit, approche : il est sur vous. On lève la tête : ce n’est qu’une feuille, qui, détachée d’une haute branche, de chute en chute arrive enfin jusqu’à terre, après vous avoir fait tressaillir à chacun de ses légers chocs. Quelquefois, le cri sonore de l’éléphant retentit dans les profondeurs de la forêt dont tous les échos répondent à ce puissant appel ; un mélange indéfinissable de chants d’oiseaux et de cris d’insectes lui succède, et la sauterelle cambodgienne domine ce vague accord de son éclatant refrain dont la note sèche et criarde s’affaiblit lointaine, emportée dans son vol rapide. On prête l’oreille : c’est le sourd murmure du fleuve qui croît et décroît soudain ; non : c’est le bruit lourd et confus des berges de sable qui s’écroulent et que les eaux emportent dans leur cours. Le soleil est couché, la nuit est venue : on ne suit plus qu’à grand’peine le sentier tortueux qui serpente sous les grands arbres : les troncs des ban-langs se dressent à chaque détour comme de blancs fantômes ; l’on songe en frémissant à l’ennemi toujours invisible, toujours présent de ces contrées, le tigre, dont l’heure est venue, et l’on revient, en pressant involontairement le pas, auprès du feu du campement.

Arrivé aux cataractes, j’essayai de me faire conduire à la chute de Papheng, mais mes bateliers refusèrent de dépasser la petite île située entre la rive gauche et Sdam. À la pointe nord de cette île, je pus apercevoir l’écume formée par la chute, et en entendre le bruit. J’étais de retour à Khong le lendemain. J’abandonnai la route directe de Bassac, pour reconnaître entièrement la rive droite du fleuve, qui décrit un immense arc de cercle à l’ouest de Khong. Je passai par le canal nommé Huei Ang Kong qui sépare la pointe sud de l’île de Khong de Don Nam Kouap et qui n’a pas plus de 10 à 15 mètres de large. Le courant se dirige dans ce canal de l’est à l’ouest pendant la saison des pluies et en sens contraire pendant la saison sèche. Je me rendis à Compong Cassang, village de la province cambodgienne de Tonly Repou, situé sur la rive droite du fleuve, au-dessous de l’embou-