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VALLÉE DU SE MOUN JUSQU’À OUBON.

du 31 décembre, et nous passâmes d’une année à l’autre, au milieu des plus grandes fatigues. Les bords de la rivière étaient déserts et couverts de taillis. On y découvrait à chaque pas des traces nombreuses de cerfs, de tigres, de buffles, d’éléphants, de sangliers. M. Joubert s’engagea dans la forêt et nous en rapporta presque aussitôt un lièvre : ce fut le plat de luxe de notre jour de l’an. Un magnifique bloc de grès se dressait sur la rive ; le sergent Charbonnier y grava au ciseau la date européenne. Nous prîmes ainsi possession scientifique de ces parages que nul pied d’Européen n’avait foulés avant nous, laissant aux antiquaires de l’avenir le soin de deviner par qui et comment avait été gravée cette inscription. Le 3 janvier, nous arrivâmes à Pimoun, village récemment formé sur les bords de la rivière ; il y avait là un dernier rapide, infranchissable pour nos barques à cette époque de l’année. Il fallut attendre que d’autres barques nous fussent envoyées d’Oubôn. Quelques collines, dernières ondulations du massif de Bassac, venaient mourir sur la rive droite. Au delà, vers l’ouest, s’étendait une plaine sans limites. Nous nous trouvions sur l’immense plateau qu’arrosent le Se Moun et ses nombreux affluents, et qui s’étend au nord jusqu’à Vien Chan, à l’ouest jusqu’à Korat, à l’est jusqu’au pied de la grande chaîne de Cochinchine. Les rapides, que nous avions successivement franchis depuis l’embouchure de la rivière, sont comme des escaliers qui rattachent ce plateau à la vallée inférieure du Mékong. Au nord, à l’est et à l’ouest, il est dominé par des montagnes ; au sud, du côté d’Angcor et du Grand-Lac, je devais bientôt apprendre comment il se relie aux plaines du Cambodge.

À partir de Pimoun, la rivière redevient libre ; un courant très-faible, des berges droites, une largeur uniforme, qui varie entre 3 et 400 mètres, lui donnent en certains endroits l’aspect d’un immense canal creusé de main d’homme. Le 5 janvier, nous passâmes devant l’embouchure du Se Dom, affluent important qui paraît provenir du versant ouest des montagnes de Bassac ; de nombreux étangs, appelés Boung en laotien, découpent dans cette région les bords de la rivière. Le 7 janvier, l’expédition arriva à Oubôn. Le gouverneur de cette province, récemment nommé, portait, comme celui de Bassac, le titre de roi. Il appartenait à la famille royale de Vien Chan et avait été amené, fort jeune encore, à Bankok, où il avait rempli divers emplois dans les grades inférieurs du mandarinat. Homme intrigant et habile, il devait sa position actuelle à sa souplesse d’esprit et à de riches présents. Il nous apprit que le roi de Bassac était appelé à Bankok pour répondre à une accusation de concussion. Nous découvrîmes bientôt qu’il cherchait à le faire remplacer par un de ses parents. L’accueil qu’il nous fit se ressentit du séjour qu’il avait fait dans la capitale siamoise ; nous avions affaire à un homme frotté de civilisation, qui connaissait l’influence et le pouvoir des Européens. Malgré la modestie de nos allures, il savait d’autant mieux à qui il avait affaire, qu’il avait été à Bankok le traducteur laotien de nos passe-ports siamois. Aussi ses attentions et ses empressements n’eurent-ils point de limites.

Oubôn était le centre le plus vivant que nous eussions encore rencontré. Quelques rues, tracées en amphithéâtre sur la rive gauche du Se Moun, une ou deux pagodes, construites en briques dans le style chinois, de nombreuses boutiques, lui donnent un aspect important. C’est plus qu’un village, ce n’est pas encore une ville. Toutes les productions de la vallée moyenne du fleuve, à destination de Bankok, viennent s’y entreposer.