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DE KÉMARAT À HOUTEN.

distance dans l’ouest. Après une longue marche dans un pays inhabité, mais de l’aspect le plus pittoresque, j’arrivai, à la tombée de la nuit, à l’étape où je devais changer de porteurs. On entendait le bruit sourd des coups de hache résonner dans les profondeurs du bois. C’était un village nouveau qui s’installait au milieu de la forêt. Tout à coup des cris perçants éclatèrent à nos oreilles, et devant moi, à quelques mètres à peine, déchirant le feuillage dans un immense bond, parut et disparut un tigre qui emportait un enfant. Décharger mon revolver sur l’animal, crier à mes compagnons de jeter bas leur fardeau et de me suivre, nous élancer tous ensemble, en criant, à la poursuite de la bête féroce, fut l’affaire d’une seconde. Quelques instants après, nous étions auprès du bébé que l’animal, effrayé ou blessé, avait laissé tomber dans sa fuite. C’était un enfant de quatre ou cinq ans. Les cris qu’il continuait à pousser prouvaient surabondamment qu’il n’avait point encore rendu le dernier soupir. Je m’empressai de le relever, je le retournai dans tous les sens ; il n’avait pas une égratignure ! Il ne cessa pourtant de crier que lorsqu’il fut dans les bras de sa mère, qui accourait tout en larmes. Le père coupait des branches sur un arbre, quand son enfant, qui jouait non loin de là, avait été enlevé. Éperdu, il avait été donner l’alarme dans le village. Les détonations de mon revolver avaient guidé les habitants qui me prirent pour un Dieu sauveur maniant le tonnerre. La soudaineté de mon apparition, ma physionomie nouvelle, mon costume bizarre donnaient à ce sauvetage quelque chose d’étrange et de miraculeux. En quelques minutes, j’eus à mes pieds tous les cochons, toutes les poules, tous les fruits dont disposaient ces pauvres gens, et que la mère, pleurant maintenant de bonheur, me suppliait à genoux d’accepter. Les hommes se mirent à me construire une case et je ne reçus jamais une hospitalité plus empressée. Je repartis le lendemain de bonne heure.

Le 4 mars, j’arrivai à Ban Mouk ; l’expédition en était repartie depuis douze jours. Les autorités du lieu me remirent une lettre adressée au commandant de Lagrée. Quel ne fut pas mon étonnement de reconnaître le pli que je lui avais envoyé d’Angcor, avant mon départ pour Pnom Penh. J’avais devancé la poste indigène. À Ban Mouk, je retrouvais le grand fleuve dont j’avais quitté les rives depuis plus de deux mois. Je n’avais qu’à le remonter le plus rapidement possible, sûr maintenant de rencontrer l’expédition sur ses bords. Le 5 mars, je repartis dans une petite barque. Je n’étais point fâché, surtout pour l’Annamite Tei qui m’accompagnait, de changer de mode de transport. Le pauvre garçon, peu habitué à la marche, avait les pieds enflés ; il y avait sept jours consécutifs que nous allions à pied, en faisant de 30 à 40 kilomètres par jour, sous un soleil de plus en plus ardent et par des routes peu frayées.

Le 6, je ne faisais que toucher à Peunom. Le lendemain, je passai à Lakon. Enfin, le 10 mars, j’aperçus avec un léger battement de cœur le pavillon français flottant au milieu des palmiers, sur la rive de Houtén. J’avais enfin rejoint l’expédition : c’était mon trentième jour de route depuis Pnom Penh, et j’avais parcouru 1,660 kilomètres depuis que je m’étais séparé, à Oubôn, du commandant de Lagrée. Il y avait un mois que je n’avais dit ou entendu un mot de français.