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accordait Mouhot. J’estime sa population actuelle le double environ de ce dernier chiffre. Quant à celle de la province, elle ne peut guère être évaluée d’une façon précise ; mais, en la portant à 150,000 habitants, on resterait plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité.

En définitive, le royaume de Luang Prabang se trouve aujourd’hui le centre laotien le plus considérable de toute l’Indo-Chine, le lieu de refuge et le point d’appui naturel de toutes les populations de l’intérieur qui veulent fuir le despotisme des Siamois ou des Birmans : despotisme que l’affaiblissement de la domination chinoise, jadis régulatrice de toutes ces contrées, a laissé sans contre-poids.

Cette domination, bienveillante et sage, qui excitait la production au lieu de l’énerver et augmentait le bien-être et les forces vives des populations soumises, en les élevant dans l’échelle de la civilisation, lègue aujourd’hui aux puissances européennes un rôle qu’elle n’est plus capable de remplir. L’Angleterre se trouve actuellement appelée à lui succéder dans le nord de l’Indo-Chine, où les populations, en proie à des guerres incessantes, aspirent ardemment à un état de choses plus régulier et plus stable, et accueilleront avec une vive satisfaction l’immixtion étrangère qu’elles ont d’elles-mêmes souvent réclamée.

Mais c’est à Luang Prabang que doivent s’arrêter les progrès de l’influence anglaise, si nous voulons tenir la balance égale et occuper dans la péninsule le rang que les intérêts de notre politique et de notre commerce nous invitent à y prendre. La France ne peut pas abdiquer le rôle moral et civilisateur qui lui incombe dans cette émancipation graduelle des populations si intéressantes de l’intérieur de l’Indo-Chine ; elle ne doit pas oublier que cette émancipation est la condition expresse des libertés et des franchises commerciales nécessaires à l’établissement de relations fructueuses pour notre industrie. La suzeraineté d’un gouvernement asiatique signifie toujours monopole, transactions obligatoires, par conséquent immobilité ; l’intervention européenne au dix-neuvième siècle doit signifier liberté commerciale, progrès et richesse.

Il convenait donc de faire sentir au roi de Luang Prabang que nous pourrions un jour nous substituer aux droits exercés sur sa principauté par la cour de Hué, devenue aujourd’hui notre vassale, et qu’il devait dès à présent essayer de s’appuyer sur l’influence française pour résister aux prétentions des pays voisins et faire cesser cette fatigante recherche d’équilibre qu’il s’efforçait de maintenir entre elles. Il était facile de lui faire comprendre que, de notre côté seulement, son indépendance ne courait aucun danger et son rôle politique pouvait grandir. Trop éloigné de nous pour avoir jamais à craindre une sujétion directe qui n’était point nécessaire à la réalisation de nos vues, il pouvait refléter, pour ainsi dire, notre puissance et remplacer tant de gênantes tutelles par une protection efficace et sans exigences. Nous ne lui demanderions en effet que de favoriser le développement du commerce vers la partie méridionale de la péninsule, de faire disparaître les entraves fiscales, d’améliorer les routes dans cette direction.

Les pourparlers pour notre réception durèrent tout un grand jour. Le sentiment qui paraissait dominer chez les autorités était une extrême froideur, marque d’une défiance et d’une inquiétude réelles. J’ai déjà eu l’occasion de rapporter le bruit, qui courait dans le