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DE LUANG PRABANG À MUONG YONG.

braient par des chants joyeux les flots de lumière qui venaient pénétrer soudain leurs retraites ombreuses ; les cerfs bramaient et les éléphants faisaient entendre leur cri sonore. Comme un tressaillement de la nature à son réveil, un léger souffle de brise ridait la surface de l’eau et agitait la cime des grands arbres.

Les animaux de la forêt se montrèrent bientôt sur les bords du fleuve et parurent plus étonnés qu’effrayés de ma présence. Avec un peu plus de prestesse, j’aurais pu saisir par les cornes un jeune cerf qui venait à ma rencontre, et je dus, bien malgré moi, partager les plaisirs du bain avec des éléphants sauvages. Je pouvais me croire en plein paradis terrestre.

Vers midi, la rive du fleuve se transforma en une haute muraille à pic, couverte d’une végétation inextricable. Il y avait six heures que je marchais ; j’étais harassé de fatigue, le sable et les rochers s’étaient échauffés aux rayons du soleil, malgré les nombreux nuages qui venaient à chaque instant en tempérer l’ardeur ; mes pieds nus étaient gonflés et saignants. L’amour de la géographie céda au cri de la nature. Je pris un dernier relèvement du fleuve, je choisis un endroit ombreux et une place nette sur les bords de la forêt, et j’ouvris mon paquet de provisions : du riz en guise de pain et un poulet rôti en composaient le contenu. L’eau du fleuve n’était pas loin. Je fis un repas qui procura plus de jouissances à mon appétit, excité par une longue marche, que les festins les plus succulents du monde civilisé. À une heure, je rebroussai chemin. C’était le moment de la sieste. La brise était tombée et la chaleur étouffante. Les rives du fleuve étaient redevenues désertes ; la forêt était silencieuse. Ses sauvages habitants s’étaient retirés au plus profond de ses fraîches retraites. J’étais seul à braver l’ardeur du jour et je suivais machinalement les traces de mes pas, imprimées sur le sable et mêlées aux nombreuses empreintes des cerfs de toutes les espèces, des sangliers, des éléphants. J’aurais voulu effacer ce double sillon laissé par mon passage et qui semblait faire tache en ces beaux lieux. Ce paysage solitaire du Mékong, l’un des derniers qu’il me fut donné de voir, est resté profondément gravé dans ma mémoire.

Le 20 juin, douze bœufs porteurs arrivèrent au sala ; ils étaient mis à notre disposition par le gouverneur de Muong Lim qui autorisait notre venue. Les chemins affreusement défoncés par la pluie et la côte excessivement rapide qu’il fallait gravir en quittant le campement ne permettaient que de leur donner une charge très-faible ; malgré toutes nos réductions de bagages, nos instruments et nos objets d’échange formaient encore le chargement d’une vingtaine de bœufs. C’était là le chiffre qui avait été demandé. Les huit bêtes de somme qui manquaient ne devaient, nous dit-on, arriver que le lendemain soir. Nous congédiâmes définitivement les barques de Xieng Khong, qui attendaient depuis trois jours l’issue des négociations entamées avec Muong Lim, et M. de Lagrée se résolut à partir au point du jour avec tous les membres de la Commission. Je dus rester au sala, seul avec deux Annamites, pour garder le reste de nos bagages jusqu’à l’arrivée des huit bœufs porteurs annoncés.

J’attendis quarante-huit heures, pendant lesquelles les pluies continuèrent avec une telle force que les eaux du fleuve montèrent de plus de trois mètres et vinrent baigner le