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hauteurs qui encaissent le cours de la rivière. On nous installa dans un sala, situé à l’entrée du village, à quelques mètres du Nam Leuï. Le commandant de Lagrée n’était point encore arrivé. Je fis dire au roi que j’étais prêt à lui rendre mes devoirs, mais que je serais peu capable, en l’absence de tout interprète, de soutenir avec lui une conversation suivie. Il me dispensa, jusqu’à l’arrivée du chef de l’expédition, de toute visite officielle.

Ce ne fut que le 13 au soir que MM. de Lagrée et Thorel nous rejoignirent : il y avait près de cinq semaines que nous étions séparés, et je laisse à penser avec quelle joie nous nous retrouvâmes tous en bonne santé.

Nos compagnons de voyage étaient partis de Xieng Tong le 3 septembre à midi. Ils avaient traversé le Nam Leuï à Muong Ouac, très-près du point où il commence à être navigable. Pour être admis dans le bac de Muong Ouac, il faut être muni d’une lettre de Xieng Tong et payer un peu de riz et de tabac. Après avoir traversé la rivière, on remonte sur un vaste plateau ondulé, habité principalement par des sauvages Does. Cette contrée forme le Muong Samtao dont le chef réside à Ban Kien, grand village construit sur le point culminant du plateau et où, tous les cinq jours, se tient un marché considérable.

C’est dans le voisinage de Ban Kien que se fabriquent les fusils, les couteaux et les sabres que les Does vendent à tous leurs voisins. Le commandant de Lagrée trouva employés à cette industrie une centaine d’ouvriers et autant de manœuvres, répartis entre cinq ou six ateliers. Ces ateliers sont assujettis à des règlements spéciaux, destinés à maintenir la bonne harmonie et à prévenir les rivalités. Ainsi tel jour, on fore les canons, tel autre, on fabrique les platines. La quantité de travail à faire est elle-même déterminée. Un ouvrier peut faire un fusil en dix jours. Le fer qui est employé à cette fabrication est apporté en barres par les Chinois. Les indigènes usent de procédés d’une simplicité extrême ; ils n’ont ni étaux, ni enclumes. Ils forgent les canons ; pour les forer, ils les coincent obliquement dans une mortaise pratiquée au travers d’une colonne verticale en bois, de façon à présenter leur extrémité à bonne hauteur pour la main de l’ouvrier ; celui-ci se sert d’un simple foret. Malgré les irrégularités inhérentes à un forage pratiqué à la main, ces armes sont assez convenablement calibrées. Les Does fabriquent eux-mêmes les vis qui leur sont nécessaires, à l’aide de matrices ; ces matrices, des limes, des marteaux et des couteaux à deux poignées constituent tout leur outillage.

Il y a un siècle déjà que cette industrie fonctionne, et dès son origine, elle a produit des fusils à pierre, alors que, dans la province chinoise de Yun-nan, on ne fabrique encore aujourd’hui que des fusils à mèches. Aussi, depuis la révolte des mahométans, ceux-ci et les impériaux sont-ils venus s’approvisionner d’armes à Samtao. Le prix d’un fusil sur place est de vingt-cinq ou trente francs. Un pistolet se vend dix à douze francs.

Les Does n’ont d’autre impôt que l’obligation de fabriquer avec le fer que leur envoie le roi de Xieng Tong un nombre de fusils qui dépasse parfois deux cents dans une année. Le commandant de Lagrée estimait la production totale des fabriques d’armes de Samtao, à trois mille fusils par an, et la population Doe agglomérée sur le plateau à dix mille âmes environ.