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les récits défigurés et grossis de bouche en bouche, qui des côtes se sont propagés dans l’intérieur. Les armes, les navires à vapeur, l’industrie étonnante de ces terribles barbares devant lesquels a succombé le prestige d’une civilisation de cinquante siècles, ont défrayé les récits les plus merveilleux et accrédité les préjugés les plus bizarres. Il arriva un jour qu’un mandarin militaire chinois s’efforça, contrairement à toutes les règles de l’étiquette, de passer derrière le commandant de Lagrée et de soulever son chapeau. Comme on lui demandait le motif de cette démarche singulière : « Je voulais m’assurer, dit-il, de l’existence de ce troisième œil que les Européens possèdent, dit-on, derrière la tête et à l’aide duquel ils découvrent les trésors cachés sous terre. »

On nous logea, à Se-mao, dans une pagode située en dehors de la ville. Ce ne fut qu’après une lutte de plusieurs heures que les policemans du lieu réussirent à nous délivrer de la foule qui avait envahi le sanctuaire. Nous étions de trop belle humeur pour nous formaliser en quoi que ce fût des importunités de nos nouveaux hôtes ; tout se transformait à nos yeux en félicitations sur notre succès. Après avoir si longtemps et si cruellement douté de notre réussite, nous étions enfin en Chine ! Ces mots magiques ne laissaient de place qu’à la joie. Tout ce qui nous prouvait la Chine était bien venu. Nous aurions voulu la sentir et la toucher plus encore. Les poussah qui trônaient sur les autels au pied desquels nous nous étions installés, nous paraissaient grimacer des sourires.

Peu d’instants après notre arrivée, un mandarin à bouton bleu vint offrir au commandant de Lagrée, de la part du gouverneur de la ville, des présents en nature : riz, sel, poules, viande de porc.

Le lendemain 19 octobre, parés avec autant de recherche que le permettaient des garde-robes successivement réduites par de nombreux sacrifices et suivis de toute notre escorte en armes, nous nous rendîmes chez le gouverneur. En traversant le faubourg qui nous séparait de la porte de la ville, nous pûmes constater les nombreux dégâts occasionnés par l’occupation musulmane : un grand nombre de maisons étaient abandonnées et à moitié détruites ; quelques-unes, réparées à la hâte, n’avaient en guise de toit qu’un abri de nattes ou de planches. Une grande animation régnait partout : les soldats allaient et venaient ; la plupart des pagodes étaient transformées en casernes : leurs autels servaient de mangeoires aux chevaux ; profanées déjà par les sectateurs de Mahomet, elles n’offraient partout que des dieux mutilés et des parvis en ruines. L’enceinte, construite en briques sur un soubassement en grès rouge, était éboulée en quelques endroits. On la réparait avec activité ; on agrandissait le fossé ; on plaçait, en avant des glacis, des chevaux de frise formidables. Nous entrâmes dans l’intérieur de la ville par une double porte voûtée et nous nous dirigeâmes vers le Yamen du gouverneur, On nous arrêta dans la seconde cour : le gouverneur n’était point encore arrivé. Quelques instants après, une chaise à huit porteurs fit son entrée au bruit des pétards : il en sortit un homme d’une soixantaine d’années, revêtu du costume officiel des mandarins chinois ; un camail de fourrures s’étalait sur sa robe de soie, et un globule de corail surmontait son chapeau ; nous avions affaire, nous le croyions du moins, à un fonctionnaire à bouton rouge, c’est-à-dire appar-