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DE YUN-NAN À TA-LY.

réunissaient en caravane de quatre-vingts ou de cent personnes pour voyager. Le chef musulman le plus voisin était celui de Yun-pe ; mais le pays entre cette ville et le Se-tchouen était dans un état pitoyable de dévastation ; des bandes de cinq cents hommes appartenant à tous les partis, achevaient de saccager ce que les belligérants avaient épargné. La route de Yun-pe à Ta-ly était fermée et le mandarin de Yun-pe ne pouvait autoriser les étrangers à circuler sur son propre territoire. Il était probable que si nous obtenions de lui la permission d’aller à Yun-pe, il nous retiendrait dans cette ville jusqu’à l’arrivée d’ordres de Ta-ly. J’avais espéré un instant pouvoir me diriger vers le nord, en évitant tout contact avec les autorités mahométanes, et réussir à atteindre un point du Mékong situé dans le Tibet. De là, j’aurais effectué mon retour à Siu-tcheou fou par Ta-tsien fou et la vallée du Min kiang.

Ce voyage, qui nous eût fait reconnaître le cours du Cambodge et le fleuve Bleu jusqu’au 30e degré de latitude nord, pouvait s’exécuter à la rigueur dans le laps de temps que m’avait fixé M. de Lagrée, en évitant tout séjour et en faisant de longues étapes. Je reconnus qu’il fallait renoncer à ce beau projet : il était impossible dans cette direction d’éviter Yun-pe. Plus au nord, dans tout l’espace compris entre Ning-yuen fou et Li-kiang, le pays appartenait complètement, nous dit-on, aux sauvages man-tse ou lissous qui ne souffraient l’entrée d’aucun étranger dans leurs montagnes. Les communications directes entre Ta-tsien lin et Houey-li tcheou étaient interrompues depuis plusieurs années.

Puisqu’il était indispensable d’obtenir une autorisation des autorités mahométanes pour parvenir jusqu’au Mékong, il valait mieux aller la chercher directement à Ta-ly. La mauvaise volonté d’un intermédiaire pouvait nous causer un irrémédiable échec ; sa bienveillance pouvait être mise à un trop haut prix ; dans les deux cas, son intervention était une perte de temps et nos jours étaient comptés. Je résolus donc d’aller à Ma-chang visiter les gisements houillers qu’on nous avait signalés dans le voisinage et de me diriger ensuite sur Tou-touy-tse, petit village où se trouvait un missionnaire français, le P. Leguilcher, et qui est situé à quelques lieues au nord de Ta-ly. Les renseignements que le P. Leguilcher était en situation de me donner, devaient déterminer ma conduite ultérieure.

Le P. Lu nous avait quittés un instant pour aller conférer dans la salle voisine avec les mandarins de la localité. J’entendis quelques vociférations auxquelles je ne pris pas garde. Depuis que duraient les fêtes du jour de l’an, nous étions habitués à voir les fonctionnaires d’ordre inférieur manquer souvent aux règles de la tempérance. Le P. Lu sortit peu après, la figure bouleversée ; il m’affirma cependant qu’il ne s’était rien passé qui dût m’alarmer : une querelle de gens ivres, me dit-il. Il me demanda la permission de nous quitter pour vaquer aux soins de sa chrétienté. Nous nous donnâmes rendez-vous au repas du soir pour arrêter définitivement tous nos plans. Quelques heures plus tard, je reçus de lui un petit billet dans lequel il m’apprenait « qu’un ordre du chef chinois de Kieou-ya-pin, poste frontière dont dépendait Ma-chang, rappelait immédiatement tous les chrétiens qui l’avaient accompagné, une attaque des Mahométans paraissant imminente.