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DE YUN-NAN À TA-LY.

prix énorme ; il l’informa également, qu’il avait l’ordre de nous fournir une nouvelle escorte. Deux officiers devaient nous accompagner jusqu’à la frontière et régler les étapes de notre route ; nous devions coucher à Hiang kouan et attendre jusqu’au lendemain l’arrivée de ces officiers et de cette escorte. Je fis répondre que je pouvais donner des armes, mais que je n’en vendais pas ; que, dans mon voyage, j’entendais conserver toute ma liberté d’action et que je ne tiendrais aucun compte de l’escorte et des mandarins qu’on voulait m’envoyer ; j’en donnai une première preuve en partant le soir même pour Ma-cha, village situé à la pointe du nord du lac.

Le 5 mars, nous continuâmes notre route ; la fatigue de nos porteurs nous empêcha de doubler notre étape et d’arriver le soir même au presbytère de Tou-touy-tse, dont la situation isolée et facile à défendre et l’entourage de chrétiens nous mettaient à l’abri d’une poursuite immédiate. Nous dûmes nous arrêter, à la tombée de la nuit, dans une auberge du marché de Kouang-tia-pin. Notre arrivée fut aussitôt signalée au commandant de la citadelle voisine qui fit dire au père Leguilcher de venir le trouver. Celui-ci me témoigna les craintes les plus vives sur le résultat de cette entrevue. Le commandant de Kouang-tia-pin pouvait avoir reçu des ordres pour séparer de leur interprète la petite troupe d’étrangers : ceux-ci, livrés à eux-mêmes, ignorants de la langue et des usages du pays, pouvaient plus facilement être attirés dans une embûche. D’un autre côté, nous étions obligés de passer sous les murs de la citadelle pour regagner la montagne et reprendre la route du Se-tchouen. Il était imprudent de rompre ouvertement avec celui qui la commandait. Nous nous contentâmes de lui faire répondre que la soirée était trop avancée pour une visite, mais que dès le lendemain matin, le père Leguilcher se rendrait à son invitation. Cette réponse ne le satisfit point : trois soldats revinrent peu après et intimèrent au père l’ordre de les suivre. Le pauvre missionnaire, éperdu de frayeur, crut son dernier moment arrivé. Il considérait comme tout aussi dangereux de résister que d’obéir. Il s’était compromis pour nous : j’avais le désir de prendre une résolution pour lui ; je répétai aux messagers du fort la réponse que nous avions déjà faite, et je les priai de s’en contenter. Ils insistèrent avec tout l’étonnement et toute l’insolence que leur inspirait une résistance à laquelle ils n’étaient point accoutumés. Épouvanté de leurs menaces qu’il comprenait mieux que nous, le père Leguilcher voulut les suivre ; je le retins de force pendant que nos tajals et le sergent annamite éconduisaient les soldats. Ceux-ci se retirèrent en jurant qu’ils allaient revenir en force et que nos têtes sécheraient bientôt sur les poteaux du marché. Nous commencions à nous habituer à ces intempérances de langage : elles ne firent sur nous que peu d’impression. Nous n’en prîmes pas moins les précautions indispensables : chaque homme reçut un revolver en sus de sa carabine et le père Leguilcher lui-même consentit à s’armer. Je fis garder toutes les avenues de l’auberge et nous passâmes la nuit sur le qui-vive. Nous n’étions que dix, mais nous avions soixante-dix coups à tirer avant de recharger nos armes ; cela aurait suffi pour tenir à distance respectueuse un régiment de Mahométans ; personne ne se présenta.

Le lendemain, au point du jour, après avoir fait passer devant nous tous nos porteurs et leur avoir donné rendez-vous à Tou-touy-tse, nous escortâmes, à cheval, le père Leguilcher