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pas régi cent mille individus ; mais les noms mêmes de Bouddha et de Confucius, dont l’influence vit encore sur des centaines de millions d’hommes, lui seront profondément inconnus. S’il se doute, sans trop oser y croire, de l’existence du Grand Mogol ou du Grand Khan, c’est qu’il aura lu les Mille et une Nuits, ou quelque récit de voyages vers des régions fantastiques dont il ne connaît pas la position sur la carte. Quant à la géographie proprement dite, elle n’est guère en France qu’un corollaire effacé de l’histoire : cette science, dont les aspects sont si variés et les applications si fécondes, n’a pas encore obtenu une place à part dans notre enseignement officiel[1].

Ce singulier rétrécissement de notre horizon scolaire n’a pas peu contribué à entretenir ces illusions dont nous nous sommes réveillés tout meurtris. Nous nous étions façonné un monde de fantaisie, au gré de nos utopies humanitaires ou de nos préjugés vaniteux, et nous sommes venus nous heurter douloureusement à la réalité des faits. Aujourd’hui encore, nous vivons sans paraître nous en douter à côté de populations innombrables et de contrées d’une richesse infinie, que la rapidité des communications a mises à nos portes. Alors que l’industrie des nations rivales sait aller y puiser les matières premières et y trouver les consommateurs qui la font vivre et prospérer, la nôtre, leur égale en habileté et en science, se restreint volontairement au seul marché de l’Europe et ignore que la fortune attend ailleurs ses produits.

Les événements politiques du commencement du siècle et une centralisation excessive ont été complices de l’insuffisance de notre éducation. Nous nous sommes isolés du reste du monde, en nous figurant marcher à sa tête. Nos revers maritimes et le blocus continental ont rompu, sous le premier empire, la chaîne de nos traditions coloniales ; l’action du gouvernement en tout et pour tout s’est substituée à l’initiative individuelle. Alors qu’une puissante émigration conquiert au commerce et à l’influence de l’Angleterre les principaux débouchés du globe, les Français, satisfaits de vivre dans un pays qu’ils proclament le plus beau du monde, se ruent avec fureur vers les emplois officiels et les carrières dites libérales. Ils dépensent, pour arriver à des positions mesquines et sans avenir, plus d’habileté et d’énergie qu’il n’en faudrait pour faire cent fois fortune à l’étranger. L’opinion publique se désintéresse entièrement des questions lointaines. Privée de ce guide vigilant, qui fonctionne ailleurs avec tant d’efficacité, notre diplomatie a été incapable de reconstituer ce que j’appellerai une politique d’outre-mer. Depuis trois quarts de siècle, nos consuls, nos chargés d’affaires à l’étranger, vivent au jour le jour, ne sachant ni se proposer un but ni le poursuivre avec cette ténacité et cette sobriété de moyens qui ont fait la fortune de l’Angleterre. Ils se déconsidèrent comme à plaisir en renversant le lendemain ce que leur prédécesseur a édifié la veille, et le moindre re-

  1. Ces lignes ont été écrites avant la guerre. — Aujourd’hui quelques réformes ont été accomplies, grâce aux persévérants efforts de M. Levasseur, qui a entrepris avec tant d’intelligence et de patriotisme une campagne en faveur de l’enseignement géographique. Tous ceux que j’appellerai les géographes militants, voyageurs ou marins, dont les efforts sont souvent si peu appréciés dans leur propre pays, ne peuvent qu’être profondément reconnaissants à l’éminent académicien d’essayer de faire aimer en France l’étude de la géographie. On se résigne facilement à voir les plus pénibles labeurs passer inaperçus ; on ne se console pas de la pensée qu’ils sont restés stériles.