Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/595

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

en matière religieuse est la base même de cette philosophie ; à ses yeux, toute religion est également vraie, et doit être acceptée comme également bonne. Les premiers efforts de propagande chrétienne tentés en Chine devaient donc discréditer ses apôtres en les assimilant à l’une des classes les moins considérées, et les plus bas placées dans l’échelle sociale, celle des prêtres de Bouddha et de Lao-tse. De plus, quelques-uns des dogmes que l’on venait prêcher aux Chinois blessaient profondément les sentiments et les croyances les plus enracinés chez eux : le respect de la tradition, des ancêtres, et cette vénération touchante qu’ils conservent pour les origines de la famille, s’élevaient avec force contre les interdictions et les théories exclusives du dogme catholique. Les jésuites, qui se firent un instant une si brillante position à la cour de Kang-hi, comprirent la puissance de ces préventions, et essayèrent de ne point les heurter trop directement. Mais les ménagements dont ils crurent devoir user furent violemment attaqués par une confrérie rivale, celle des dominicains, qui firent condamner leurs adversaires par la cour de Rome. L’éclat de ces dissensions provoqua un édit d’expulsion de tous les missionnaires. Les lettrés chinois, qui avaient laissé prêcher, avec la plus grande indifférence, les doctrines de Bouddha, s’étaient aperçus que la même tolérance à l’égard de la religion chrétienne provoquerait infailliblement l’immixtion des puissances européennes dans les affaires de l’empire, et l’envoi à Pékin d’un envoyé du pape[1], chargé d’y faire acte d’autorité, justifia leur manière de voir.

Depuis cette époque, les missionnaires sont rentrés en Chine, et ont courageusement continué leur œuvre de prédication ; mais elle était discréditée d’avance dans l’esprit public, et c’est à peine si leurs persévérants efforts ont réussi à maintenir les quelques chrétientés formées à l’époque de Kang-hi. Leur œuvre, mal interprétée, a toujours rencontré l’indifférence, et souvent excité la haine. Réfugiée dans les rangs inférieurs de la société, impuissante à faire un seul prosélyte dans la classe intelligente, mais presque athée, de la nation, elle n’a pu conquérir droit de cité, et la foule a trop souvent fait justice elle-même des prétendus crimes, que, dans son ignorance, elle attribuait aux chrétiens. Ces persécutions toutes locales, que les autorités chinoises, bien plus par impuissance que par mauvaise volonté, ne réussissaient pas à empêcher, ont attiré des représailles de la part des gouvernements européens. Ces représailles ont-elles atteint leur but ? il est permis d’en douter. Dans l’état de désorganisation actuelle du Céleste Empire, le pouvoir central est sans force et ne peut faire prévaloir ses volontés dans les localités que leur position met à l’abri de l’intervention directe d’une canonnière française. Les mandarins, placés entre l’hostilité du peuple et les réclamations des étrangers, perdent leur place sans qu’il en résulte une amélioration notable dans la situation des missionnaires ; aux yeux de la foule, l’influence étrangère qui soutient ces derniers et dont ils abusent parfois, n’est qu’une cause d’impopularité de plus.

Mal engagées au point de vue religieux, les relations de l’Europe avec la Chine ont encore plus malheureusement débuté au point de vue commercial. Si l’accès de cet immense marché éveillait toutes les convoitises des négociants européens, les Chinois de-

  1. Le cardinal de Tournon.