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Une végétation vigoureuse se fait jour à travers les fissures de la pierre : la plante devient peu à peu arbre gigantesque ; ses racines puissantes, comme un coin qui pénètre toujours plus avant, disjoignent, ébranlent et renversent d’énormes blocs qui semblaient défier tous les efforts humains. C’est en vain que les quelques bonzes consacrés au sanctuaire essayent de lutter contre cet envahissement de l’œuvre de l’homme par la nature ; celle-ci les gagne de vitesse. Certaines parties des bas-reliefs de la galerie sud sont aujourd’hui complètement méconnaissables, grâce à l’infiltration des eaux le long de la paroi interne ; la galerie nord est tellement envahie par les chauves-souris, la fiente dont elles recouvrent le sol est en quantité si considérable, que cette partie du monument est presque inabordable.

Le gouvernement siamois a fait quelques efforts pour restaurer ce temple, depuis que la province d’Angcor est tombée en son pouvoir. On a reconstruit et redoré la statue ouest du sanctuaire. D’autres restaurations avaient été tentées avant cette époque, surtout dans les galeries médianes de l’édifice central. Quelques-unes des colonnes tombées ont été remplacées par d’autres prises à diverses parties du monument ; on a essayé de consolider les péristyles et de replacer les architraves. Mais si la piété était restée, les architectes et les artistes avaient déjà disparu : on ne savait plus manœuvrer ces lourdes masses, et à peine a-t-on réussi à remettre gauchement une colonne ronde, le chapiteau en bas, au milieu de colonnes carrées, ou à retourner sens dessus dessous un entablement mal assis sur deux colonnes inégales.

Angcor Wat ne paraît pas mentionné dans la description chinoise, traduite par Abel Rémusat, qui est le document le plus complet que l’on possède sur cette civilisation détruite, à moins qu’il ne faille reconnaître dans ce temple « le tombeau de Lou-pan, d’une enceinte d’environ dix li, et situé à un li de la porte du sud[1]. » Dans tous les cas, le caractère même de l’architecture, l’imperfection et l’inachèvement de certains détails autorisent à penser que ce monument est une des œuvres les plus récentes de l’architecture khmer. Alors que les ruines voisines étaient depuis longtemps complètement abandonnées, il restait encore l’objet de la vénération générale. On trouve, en effet, dans la « Relation des missions des Évêques français, » la mention suivante qu’en faisait, vers 1666, le père Chevreuil, missionnaire au Cambodge : « Il y a un très-ancien et très-célèbre temple, éloigné environ de huit journées de la peuplade où je demeure. Ce temple s’appelle Onco (sic) et est aussi fameux parmi les gentils de cinq ou six grands royaumes que Saint-Pierre de Rome. C’est là qu’ils ont leurs principaux docteurs. Ils y consultent sur leurs doutes et ils en reçoivent les décisions avec autant de respect que les catholiques reçoivent les oracles du saint-siège. Siam, Pegu, Laos, Ternacerim (sic), y viennent faire des pèlerinages, quoiqu’ils soient en guerre, etc…[2]. » Dans la galerie est du second étage se trouve une inscription moderne, datée de 1623 de l’ère cambodgienne, c’est-à-dire de 1701 de notre ère. Elle contient une longue énumération des dons antérieurement faits à la pagode, et confirme le dire du P. Chevreuil sur le respect dont elle était l’objet de son temps, et dont elle reste entourée de nos jours.

  1. Rémusat, loc. cit., p. 44.
  2. Op. cit. Paris, 1674, pages 144-145.