Page:Lourié - La Philosophie de Tolstoï.djvu/33

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lécherons des poêles ardentes. Je suis persuadé que c’est faux. Nous mourrons tous, l’herbe croîtra sur notre tombe et c’est tout. »

Et Tolstoï répétait avec le vieux bandit philosophe : « Ainsi donc, après notre mort, l’herbe croîtra sur notre tombe, et c’est tout ! »

Les aventures et la morale du vieux cosaque, le spectacle splendide de la nature le faisaient rêver. « Comme ces cerfs, ces faisans que je tue, pensait-il, je vivrai peu de jours et je mourrai ; il a raison, Jérochka, l’herbe poussera sur ma tombe, et ce sera tout ! » — « Mais il n’en faut pas moins croire et tâcher de jouir », lui disait une voix intérieure. — « Être heureux ! Je désire le bonheur ; n’importe que je sois insecte, animal destiné à mourir, ou que je sois un corps qui recèle une parcelle de la divinité : je veux jouir, je veux être heureux ! Mais comment ? Et pourquoi jusqu’à présent n’ai-je pas été heureux[1] ? »

Tolstoï récapitula sa vie passée et se fit horreur. Il jetait les yeux autour de lui, sur la feuillée transparente, qui laissait percer le soleil et un pan de ciel bleu et il se sentait inconsciemment heureux. Une lumière subite se fît en lui. « L’homme aspire au bonheur ; donc c’est un désir légitime. S’il tâche d’y parvenir dans un but égoïste, il se peut qu’il ne l’obtienne jamais. Ce sont donc ces aspirations égoïstes qui sont illégitimes et non le désir d’être heureux. Quels sont les rêves permis qui peuvent se réaliser en dehors des exigences égoïstes ? » Et la voix intérieure lui murmurait :

  1. Cosaques.