Page:Lucain, Silius Italicus, Claudien - Œuvres complètes, Nisard.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
7
VIE DE LUCAIN.


nation. Quel rôle César jouerait-il dans la plaine, de Pharsale, si Iris venait lui apporter son épée, ou si Vénus descendait dans un nuage d’or à son secours ?

Ceux qui prennent les commencements d’un art pour les principes de l’art même, sont persuadés qu’un poème ne saurait subsister sans divinités, parce que l’Iliade en est pleine ; mais ces divinités sont si peu essentielles au poème, que le plus bel endroit qui soit dans Lucain, et peut-être dans aucun poète, est le discours de Caton, dans lequel ce stoïque ennemi des fables dédaigne d’aller voir le temple de Jupiter-Ammon.

Ce n’est donc point pour n’avoir pas fait usage du ministère des dieux, mais pour avoir ignoré l’art de bien con luire les affaires des hommes, que Lucain est si inférieur à Virgile. Faut-il qu’après avoir peint César, Pompée, Caton, avec des traits si fins, il soit si faible quand il les fait agir ? Ce n’est presque plus qu’une gazette pleine de déclamations ; il me semble que je vois un portique hardi et immense, qui me conduit à des ruines. »


Marmontel, après avoir beaucoup trop loué Lucain, dans de petits vers faibles, où apostrophant Virgile, il le prie de prendre à Lucain son avance intrépide, en parle avec beaucoup plus de modération et de justesse dans le passage suivant (Préface de sa traduction de Lucain).


« On voit ce poète, quelquefois si heureux dans la rencontre de l’expression forte, précise et juste, se contenter ailleurs d’indiquer sa pensée en tenues vagues et confus, dont on a peine à démêler le sens. Sa poésie est harmonieuse par intervalles ; mais le plus grand nombre de ses vers sont brisés ; et ces ruptures, qui dans le dramatique sont favorables à l’expression des mouvements passionnés, privent l’épique de cette rapidité nombreuse qui enchante l’oreille et qui l’aliaclie à la narration. Son coloris e.st sombre et monotone, et ii n’y a jamais employé la magie du clair-obscur. Il s’engage dans des détails ijui, en épuisant la description, rendent l’impression du tableau moins vive : il les accumulait pour avoir à choisir. Après avoir atteint les bornes du grand et du vrai, sa fougire l’emporte, il les franchit, et donne fréquemment dans cette enflure qu’on lui reproche. De [ilus, son poème a le défaut de |iies(nie tous les poèmes épiques, il manque d’ensemble, il est mal tissu .l’action en est éparse ; les événements ne s’y enchaînent pas ; toutes les scènes ÀOnt is’ilées : il a négligé l’art d’Homère, l’art des groupes et des contrastes, et semble avoir oublié ce grand principe d’Aristote, que l’é/jo/i^c ne doit être (juviie tiitri’’die eu récit. La proximité de l’événement ne lui ayant jias permis de le manier à son gré pour former le na-ud d’une intrigue, il a suivi le lil (le riiistoire ; et, se bornant au mérite de la peinture il a presque absolument lenonct’ à la gloire df l’invention. Enfin, le peu de merveilleux (pi’il euqiloie n’a qu’un effet monientané : lac’.ion du [lOèiiie eu est indépendante. Voilà les défauts (hLucain Après cet aveu, je ne crois pas qu’on me soupçonne de le préférera Virgile.

» Mais que reste-t-il donc à son poème, dénué des charmes de l’élégance, de l’harmonie et du coloris, plein de longueurs et de négligences, et composé presque sans art ? Ce qui lui reste ? Des vers d’une beauté sublime, des peintures dont la vigueur n’est affaiblie que par des détails qu’on efface d’un trait de plume ; des morceaux dramatiques d’une éloquence rare, si l’on prend soin d’en retrancher quelques endroits de déclamation ; des caractères aussi hardiment dessinés que ceux d’Homère et de Corneille : des pensées d’une profondeur, d’une élévation étonnante ; un fond de philosophie qu’on ne trouve au même degré dans aucun des poèmes anciens ; le mérite d’avoir fait parler dignement Pompée, César, Brutus, Caton, les consuls de Rome, et la fille des Scipions ; en un mot, le plus grand des événements politiques présenté par un jeune homme, avec une majesté qui impose, et un courage qui confond. »

La Harpe, Cours de littérature, part. I, c. 4, sect. 2.

« Il ne serait pas juste de confondre Lucain avec ces auteurs (Silius Italicus, Stace, Claudien) à peu près oubliés. Il a beaucoup de leurs défauts ; mais ils n’ont aucune de ses beautés. La Pharsale n’est pas non plus un poëme épique : c’est une histoire en vers ; mais avec un talent porté à l’élévation, l’auteur a semé son ouvrage de traits de force et de grandeur qui l’ont sauve de l’oubli.

Dans le dernier siècle, un esprit encore plus boursouflé que le sien l’a paraphrasé en vers français… Mais bientôt le progrès des lettres et l’ascendant des bons modèles firent tomber la Pharsale, aux provinces si chère, comme a dit Despreaux, et, malgré la prédilection de Corneille et quelques vers heureux de Brébeuf, Lucain fut relégué dans la bibliothèque des gens de lettres. De nos jours, la Iraduclion élégante et abrégée qu’en a donné M. Marmontel la fait connaître un peu davantage, mais n’a pu le faire goûter, tandis que tout le monde lit le Tasse dan« les versions en prose les plus médiocres. Quelle en pourrait être la raison, si ce n’est que le Tasse attache et intéresse, et que Lucain fatigue et ennuie ? Dans l’original, il n’est guère lu que des littérateurs, pour qui même il est très-pénible à lire.

Cependant il a traité un grand sujet : de temps en temps il étincelle de beautés fortes et originales ; il s’est même élevé jusqu’au sublime. Pourquoi donc, tandis qu’on lit sans cesse Virgile, les [.lus laborieux latinistes ne peuvent-ils, sans beaucoup d’efforts ci de fatigues lire de suite un chant de Lucain ? Quel