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El Arab

sous le dur soleil, avec la bouche tuméfiée et bien douloureuse.

Après mes voyages à travers sables ou montagnes, illustrés de bien d’autres aventures passées également sous silence, j’ai pu pendant des années me vanter de savoir changer à volonté de monture, affronter des chevaux dont j’ignorais tout, monter des selles impossibles, raccommoder avec de la ficelle l’étrier ou la sangle arabe qui vient de casser sous soi. De même, lors de notre passage dans le Sud, appliquée à n’être jamais gênante, je ne protestais nullement quand il fallait prendre de ces trains au ralenti comme il en traînait quelques-uns dans l’Atlas, ou même cette drésine, machine à transporter les cailloux, qui se faisait parfois attendre jusqu’à trois heures du matin.

Je me souviens d’avoir demandé par hasard un jour : « Pour combien de temps sommes-nous dans ce drôle train ?…

« Pour quarante heures », me répondit mon mari.


Le jour même où nous quittions Béni-Ounif pour nous diriger vers le Figuig, on vit arriver dans le bureau arabe, retour de six mois de reconnaissance dans des régions peu sûres, ce petit lieutenant français dont le visage, devenu presque noir, s’enveloppait harmonieusement de mousseline musulmane.

Combien je fus et reste frappée par celui-là ! Hébété de se retrouver parmi ses compatriotes et dans un milieu qui sentait tout de même la civilisation européenne, on aurait dit qu’après ses six mois de vie nomade en la seule compagnie d’Arabes, il ne parvenait plus à parler sa langue maternelle. Les muscles de ses joues, je me rappelle, avaient des frémissements nerveux, ses yeux bleus se détournaient, ses paroles s’embarrassaient. Brusquement il s’assit devant le vieux piano qu’on oubliait dans ce coin, geste comme involontaire, et se mit à chanter en s’accompagnant l’Ich grolle nicht de Schumann avec une