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El Arab

à tout hasard en français. Et c’est en français qu’il nous répond, d’une voix très douce, avec un accent d’étranger agréable à l’oreille.

— Mais, donc, ne vous excusez pas. Il n’est aucun mal pour moi.

— Pourtant nous vous avons dérangé ; réveillé, peut-être !

— Oh ! non ! J’écrivais seulement des vers persans.

Il songe un instant, et :

— Je viens souvent ici. Je joue du luth, quelquefois, et les rossignols se posent sur le bord du caïque et font le concours de musique avec moi.

Puis il nous sourit.

— Vous êtes des Français, je pense ?

Nous lui expliquons qui nous sommes. Il nous dit, lui toujours de sa douce voix calme, qu’il est Salaheddîne Dédé, derviche-mewléwi ; qu’il faudra venir voir la cérémonie, demain, à son tekkié de Péra ; que cela nous intéressera, surtout le docteur qui connaît si bien l’Islam ; que la révolution est une bonne chose en somme, car le voilà libre, maintenant, de nous visiter dans notre hôtel. C’est la grande amitié spontanée — orientale — qui se manifeste sans attendre. Pourquoi donc attendre ? N’a-t-il pas su d’instinct, avant même les biographies échangées, rien qu’en nous regardant, que nous aimerions l’entendre s’exprimer dans son vrai langage ?

Il murmure en nous enveloppant un instant tous deux de ses yeux magnétisés :

— Nos âmes se parlent…

Un silence. Salaheddîne rêve. Presque bas sa voix si douce reprend tout à coup :

— Mais, mes amis, les fleurs ont des âmes aussi ! Ou, du moins, comme chez les enfants d’Adam, il y a qui ont et d’autres qui n’ont pas. Moi, j’ai joué du luth devant la rose, devant l’œillet et devant l’héliotrope. La rose et l’œillet ont dansé, parce qu’ils ont une âme. Mais l’héliotrope n’a pas dansé, parce qu’il n’a pas d’âme.

Quel est le conte bleu qui nous attendait aux Eaux-Douces d’Asie ?