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Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/170

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Sans se douter un seul instant qu’il abîmait une incomparable image, pendant ses quinze jours à Honfleur, nullement gêné d’être camouflé en Européen ni d’être en Europe, le Dédé ne fit que transposer tout ce qu’il avait de délicieux sur un mode non approprié dont il ne saisissait pas du tout la discordance.

Candeur de son inconscience ! Premièrement, il nous raconta, dès le lendemain de son arrivée, qu’ayant visité Paris pendant quelques heures entre deux trains, ce qu’il y avait vu de plus beau c’était « le Rouge-Moulin et la Madelon » (église de la Madeleine). Ensuite chez des amis de la côte qui tenaient absolument à l’avoir avec nous à déjeuner, il pleura longtemps et sans explications dans son entremets, consternation générale ; puis, la maîtresse de la maison, au sortir de table, s’étant mise au piano, tel qu’il était, les pans de sa redingote volant autour de lui non sans menacer quelques objets d’art, au milieu d’un effarement indescriptible, il tourna.

… Pourquoi relever la liste entière de ses involontaires sacrilèges ? Seule avec lui sous les arbres de notre avenue, alors que nous marchions tout en parlant, sans jamais le regarder je l’écoutais exprimer son plus ineffable soufisme. Je lui redonnais en rêve sa belle robe, son beau manteau, sa tiare ; et le conte bleu se continuait un moment.

Je devais pour la vraie dernière fois le revoir à la veille de la guerre 1914, et c’était à Paris. La redingote et le tarbouche sévissaient toujours. J’essayais en soupirant de m’habituer. Il nous raconta d’abord, encore tout offusqué de l’aventure, la rencontre qu’il venait de faire à peine arrivé dans la gare.

— Je m’étais arrêté au buffet pour prendre un café. Je vois une dame s’asseoir près de moi. Je ne connais pas cette personne, mes amis ! Monsieur le Turc, elle m’a dit, voulez-vous faire la noce avec moi ?

Ici les yeux se détournent.