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El Arab

imprégnaient la succession de boutiques de toutes couleurs, disons plutôt d’échoppes, où chaque marchand était assis en tailleur à même son étalage, les plus âgés, à force de macérer, immobiles, dans ce clair-obscur odorant, devenus de cire sous leur turban blanc, moins blanc que leur barbe blanche.

La foule serrée qui circule comme elle peut dans les deux sens, animée et gutturale, est, de même que les marchands, vêtue de ces robes masculines aux nuances tendres qui sont la marque particulière de la Tunisie. Du rose au jaune pâle et du jaune pâle au vert amande, sans parler d’autres douceurs, ce sont les coloris mêmes de la pâte de verre. Ces beaux personnages ont les yeux fardés au Kohl et portent à l’oreille une fleur très longue de tige, œillet, jasmin ou rose, qui n’a d’autre destination que d’encenser leurs narines pendant qu’ils vaquent indolemment à leurs affaires.

Le féminin est beaucoup moins enthousiasmant. Les Musulmanes de Tunis sont en général trop grasses, ce qui fait, d’ailleurs, l’admiration de tous, et c’est fort lourdement que les enveloppe le sévère voilage de la région. Ceci veut dire, émergé d’un sombre paquet sans forme, ce visage en toutes lettres muselé par une épaisse et courte étoffe noire, visage où les yeux ont juste de quoi vivre entre un tel bâillon et le voile de tête dont est barré le front presque jusqu’aux sourcils.

Il s’agit là de femmes de la classe inférieure. Les autres, je le constaterai par la suite, ne se risquent pas volontiers dehors. Elles ne sortent presque toujours que dans des landaus fermés dont les stores aux tons vifs sont baissés, et, si elles ont à marcher dans la rue, doivent pour se diriger et, par conséquent, regarder leurs pieds, soulever à deux mains un long voile (encore et toujours du noir) qui va de leur front jusqu’à leurs chevilles.

Je ne tardai pas à savoir que, pour atteindre à l’idéal rêvé, certaines de ces dames se résignaient à vivre dans les ténèbres qui blanchissent le teint, à s’y gaver de nourritures qui font obtenir le maximum d’obésité.