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La Syrie

Sur un fauteuil en face de lui, je le dévorais des yeux, comme on pense.

Conversation après quelques propos laconiques et sans portée.

— Combien as-tu tué d’hommes dans ta vie ?

Plein de conscience, les yeux fermés, il compte sur ses doigts avec un visible, un honnête effort de mémoire. Enfin :

— Cent cinquante, environ.

— Et les femmes ?

— Les femmes ? Nous n’y touchons pas. Elles sont sacrées.

Je ne me souviens pas qu’il en ait dit plus sur sa carrière. Mais, au moment de prendre congé :

— Alors, ô dame, tu vas t’en retourner dans ton pays franc ?

— Oui…

Sans me regarder trop franchement, il soupire en cet arabe dur et pesant de la Syrie, si différent de l’éternelle chanson égyptienne :

— Tu seras passée chez nous, ô dame, comme une belle nuée qui apparaît et disparaît…

Cette poésie orientale qui s’exprime jusque sur les lèvres d’un brigand, la revoici par une chaude journée cavalcadée à travers le Liban parfumé.

Un pauvre petit village chrétien nous attire, car il n’y paraît aucun vestige d’européanisme. Quelques silhouettes y vont et viennent, hommes en turban, femmes aux vives écharpes sur la tête. Accourt vers nous, dansante, une petite créature dans les dix ans dont la chevelure couleur de paille et frisée tombe jusqu’aux jarrets, mal retenue par un ruban bleu.

Le père et la mère nous regardent lui sourire. Mais pas de compliments, même chez des chrétiens. Simplement la formule qui veut dire admiration : « Que Dieu vous la conserve ! »


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