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XXI
INTRODUCTION ET NOTICE.

prendre d’une manière absolue, La Bruyère a raison quand il dit que le plaisir de la critique nous ôte celui d’être vivement touché de très-belles choses. Mais ce penchant de l’esprit à ne voir que le méchant côté des objets et des hommes, cette humeur, qui s’irrite de tout ce qui est faux et de tout ce qui est mal, cette passion de l’ordre moral ou littéraire poussée jusqu’au despotisme et à l’intolérance, cette aptitude enfin à rencontrer des termes piquants, des formes incisives, des comparaisons pittoresques et ingénieuses pour mettre en saillie les ridicules et les travers, n’est point incompatible avec un sensibilité vraie et profonde. Je mets hors de cause Virgile, Racine et Molière, cœurs aimants, natures délicates, qui cependant ont été, au besoin, de terribles railleurs. Mais, pour ne considérer que les moqueurs de profession, Aristophane, Horace, Régnier, Boileau et Voltaire ne laissent-ils pas échapper parfois à travers leurs pointes amères, leurs ironies caustiques, leurs mots cruels, des traits de sentiment exquis, des expressions propres à une âme capable d’être émue et attendrie ? Il en est de même de Lucien. On trouve dans le Toxaris des passages pleins de charme et de délicatesse sur l’amitié, le dévouement, l’abnégation, le sacrifice personnel, tous sentiments qu’on ne peut bien exprimer que pour en avoir compris ou éprouvé la douce et vivifiante chaleur. Il se montre dans le Nigrinus touché jusqu’aux larmes par l’éloquence honnête et persuasive de ce sage philosophe. Dans l’Éloge de Démosthène, il rend un magnifique hommage au talent et au patriotisme du plus grand orateur de l’antiquité et du plus grand citoyen d’Athènes. Un écrivain qui prête à Antipater, à Philippe, à Démosthène lui-même, les généreuses paroles, le langage noble, passionné, dramatique, que Lucien leur met dans la bouche, n’a pas seulement de l’esprit, de la verve moqueuse, il a de l’âme : ce n’est pas un rhéteur, un sophiste qui parle, c’est un homme généreux et convaincu.

Telle est, sauf erreur, ridée que nous nous sommes faite de Lucien, après en avoir étudié les écrits et le caractère ; tel est le philosophe et l’écrivain que nous avons entrepris de traduire, avec son air original, ses qualités et ses défauts :