Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/433

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avions traité les autres, s’enfuient, en courant, par les branchies du cétacé, et s’élancent dans la mer. Maîtres dès lors du pays purgé d’ennemis, nous y vivons tranquilles, nous livrant à divers exercices, à la chasse, à la culture de la vigne, à la récolte du fruit des arbres, semblables, en un mot, à des gens qui vivent agréablement et librement dans une grande prison, d’où il leur est impossible de sortir. Nous passâmes ainsi un an et huit mois.

40. Le cinquième jour du neuvième mois, vers le second bâillement de la baleine, car il est bon de savoir que l’animal bâillait une fois par heure, ce qui nous servait à compter les divisions du jour ; vers le second bâillement, dis-je, de nombreuses voix et un grand tumulte se font entendre, comme un chant et un bruit de rameurs. Troublés, comme on peut croire, nous nous glissons vers la gueule de la baleine, et, nous tenant dans l’intervalle des dents, nous voyons le plus étrange des spectacles qui se soient offerts à mes yeux, des géants d’un demi-stade de hauteur, voguant sur de grandes îles, comme sur des galères. Je sais bien que ce que je raconte trouvera mes lecteurs incrédules, mais je le dirai pourtant. Ces îles étaient plus longues que hautes, et chacune d’elles, qui avait environ cent stades de circuit, était montée par cent vingt de ces géants. Les uns, assis le long des bords de l’île, se servaient, en guise de rames, de grands cyprès garnis de toutes leurs branches et de tout leur feuillage. Derrière, comme à la poupe, un pilote se tenait debout, monté sur une colline, et tenant à la main un gouvernail d’airain long d’un stade. À la proue, quarante guerriers tout armés paraissaient prêts à combattre : ils ressemblaient tout à fait à des hommes, sauf la chevelure. La leur était de feu, étincelante, en sorte qu’ils n’avaient pas besoin de casques. Au lieu de voiles, chaque île avait au centre une vaste forêt qui se gonflait sous le vent et faisait aller l’île au gré du pilote. Ils avaient un chef de rameurs, et ceux-ci manœuvraient avec effort, comme on a coutume de le faire, pour faire avancer les gros vaisseaux.

41. D’abord, nous n’en vîmes que deux ou trois ; puis, bientôt, il en parut près de six cents, qui, se séparant en deux flottes, commencèrent une bataille navale. Les proues se choquent ; plusieurs vaisseaux sont fracassés ; d’autres s’entr’ouvrent et sont coulés à fond ; plusieurs, dans la mêlée, combattent avec vigueur et ne lâchent point l’abordage ; les hommes placés à la proue déploient la plus grande valeur, s’élancent sur le navire ennemi et massacrent tout sans pitié ; on ne fait aucun prisonnier. Au