Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/445

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flamme continuelle, sont les îles des Impies : la sixième est la ville des Songes. Ensuite on trouve l’île de Calypso, mais tu ne peux encore la découvrir. Quand tu les auras passées, tu trouveras un vaste continent, opposé au vôtre. Là il t’arrivera une foule d’aventures, tu traverseras divers pays, tu voyageras chez des hommes sauvages, et tu débarqueras enfin dans l’autre continent ». Ainsi parla Rhadamanthe.


28. En achevant ces mots, il arrache de terre une racine de mauve, me la présente et m’ordonne d’invoquer cette plante dans les dangers les plus pressants. Surtout il me recommande, si jamais j’arrivais à cette terre, de ne jamais remuer le feu avec l’épée, de m’abstenir de lupins, de ne jamais avoir commerce avec un garçon de plus de dix-huit ans ; qu’en me souvenant de ces préceptes, je pouvais conserver l’espoir de revenir à l’île des Bienheureux. Dès ce moment je fis tous les préparatifs du départ ; à l’heure du repas, j’allai me mettre encore à table avec les habitants. Le lendemain je m’approchai du poète Homère, et je le priai de me faire une inscription en distiques : il la fit ; j’élevai aussitôt une colonne de béryl sur le port, et j’y gravai ces deux vers : Lucien favorisé par les dieux immortels Vit ces lieux et retourne aux foyers paternels.


29. Ce fut notre dernière journée : le lendemain nous mettons à la voile ; les héros nous font la conduite ; et Ulysse, s’approchant de moi, me remet, à l’insu de Pénélope, une lettre adressée à Calypso, dans l’île d’Ogygie. Rhadamanthe nous donne pour nous conduire le pilote Nauplius, afin que, si nous étions portés sur les îles voisines, personne ne nous arrête sous prétexte de navigation suspecte. À peine sortions-nous de l’atmosphère embaumée, que nous sommes saisis d’une odeur insupportable d’asphalte, de soufre et de poix brûlés ensemble : en même temps, il nous arrive comme un fumet atroce, dégoûtant, d’hommes que l’on fait rôtir : une vapeur obscure, ténébreuse, fond sur nous sous forme d’une rosée de goudron ; puis nous entendons un grand bruit de fouets et un immense concert de voix gémissantes.

30. Nous n’abordons point à toutes ces îles, mais seulement à l’une d’elles, dont voici la description. Environnée tout entière de bords à pic et dénudés, hérissée de roches et de pointes, elle n’a ni arbres ni eau. Cependant, en nous glissant avec effort le long des précipices, nous nous avançons, par un sentier plein de ronces, embarrassé d’épines, jusqu’à une contrée affreuse :