Ionie et dans le Pont, quoiqu’elle appartienne au genre satyrique[1] : elle a tellement subjugué les habitants de ces contrées, que, durant le temps fixé pour les représentations, ils abandonnent toute autre affaire, et restent assis des journées entières à voir des Titans, des Corybantes, des Satyres et des bergers. Les citoyens les plus distingués et les premiers magistrats de chaque ville dansent eux-mêmes dans ces sortes de ballets, et non seulement ils ne rougissent pas de ces divertissements, mais ils s’en montrent plus glorieux que de leur noblesse, de leurs charges municipales et de la vertu de leurs aïeux.
[80] Après avoir parlé des qualités des danseurs, disons un mot de leurs défauts. J’ai déjà indiqué ceux du corps ; on pourrait, je pense, désigner de la même manière ceux de l’esprit. Beaucoup d’entre eux par ignorance, car il n’est pas possible qu’ils soient tous instruits, commettent en dansant de graves solécismes. Ceux-ci font des mouvements faux, et, comme on dit, ne touchent pas la vraie corde : leur pied marque un temps, quand la musique en frappe un autre ; ceux-là dansent en mesure, mais leur action suit ou devance le fait exprimé, comme je l’ai vu moi-même un jour. Un acteur, qui dansait la naissance de Jupiter et la cruauté de Saturne dévorant ses enfants, dansa, par erreur, les malheurs de Thyeste, trompé par la ressemblance des sujets. Un autre, représentant Sémélé frappée de la foudre, la confondit avec Glaucé, qui est de beaucoup plus récente. Mais il ne faut pas, je crois, faire à la danse un crime des fautes des danseurs, ni pour cela la détester en elle-même ; il faut, au contraire, les regarder comme des ignorants, ainsi qu’ils le sont en effet, et louer ceux qui se règlent en tout sur le rhythme et les lois de leur art.
[81] En général, il est nécessaire qu’un danseur réunisse toutes les qualités et toutes les perfections, précision, élégance, proportions heureuses, égalité de jeu irréprochable et parfaite, union de tout ce qu’il y a de plus beau, sans aucun mélange de défauts, conception vive, science profonde, imagination vraiment humaine. Aussi l’éloge le plus complet qu’il puisse obtenir des spectateurs, c’est que chacun d’eux, en le voyant jouer, reconnaisse ses propres sentiments, et voie dans le danseur, comme dans un miroir, soi-même, ses passions et ses actions de chaque jour. C’est alors que les hommes ne peuvent se tenir de plaisir et qu’ils se répandent en applaudissements sans fin, quand chacun d’eux voit l’image de son âme et reconnaît son
- ↑ Voy. Horace, Art poétique, v. 221 et suivants, avec les notes d’Orelli.