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NIGRINUS OU LE PORTRAIT D’UN PHILOSOPHE.

auprès des gens en place, converser avec ceux qui invitent aux repas, d’autant plus facile à remarquer, que son habit le distingue des autres ? Et c’est un fait qui m’indigne encore plus, de voir qu’il ne change pas de costume, lorsque d’ailleurs il joue le même rôle que les flatteurs.

[25] Est-il, en effet, rien d’honnête à quoi l’on puisse comparer la conduite de ces philosophes dans le festin ? Ne se gorgent-ils pas avec plus de grossièreté ? Ne s’enivrent-ils pas plus ouvertement ? Ne se lèvent-ils pas les derniers ? Ne veulent-ils pas emporter les plus gros morceaux [1] ? Les plus raisonnables en viennent souvent au point de chanter. Voilà les actions ridicules dont parlait Nigrinus. Il me parla ensuite avec force de ceux qui trafiquent de la philosophie et mettent la vertu en vente comme dans un marché ; il appelait leurs écoles des boutiques et des tavernes : il prétend que celui qui se mêle d’enseigner aux autres le mépris des richesses doit commencer par se montrer lui-même au-dessus du gain.

[26] Et c’est ainsi qu’il l’a toujours pratiqué lui-même. Non-seulement il s’entretient gratuitement avec qui le désire, mais il vient en aide à ceux qui en ont besoin, et dédaigne toute espèce de fortune. Tant s’en faut qu’il désire ce qui ne lui appartient pas, que son insouciance va même jusqu’à négliger ce qui est à lui. Il possédait une terre à peu de distance de la ville ; depuis plusieurs années il n’avait pas songé à y mettre le pied ; il n’osait pas même assurer qu’elle fût à lui. Il pensait peut-être que, suivant la nature, nous ne possédons rien, que si la loi ou un héritage met un bien en notre pouvoir pour un temps indéterminé, nous n’en avons que l’usufruit ; et quand le terme est expiré, un autre le reçoit de nos mains et en jouit au même titre[2]. Ce philosophe offre encore un bel exemple à ceux qui voudront imiter sa frugalité dans les repas, sa modération dans les exercices, la modestie de son visage, la simplicité de ses vêtements, et, par-dessus tout, l’heureuse disposition de son esprit et la douceur de son caractère.

[27] Il exhortait ceux qui suivaient ses leçons à ne pas remettre le temps de bien agir, comme le font la plupart des hommes, qui se fixent d’avance une époque solennelle, une fête, une grande réunion, à partir de laquelle ils cesseront de mentir

  1. Lucien étendra cette peinture dans l’Hermotinus et dans le Banquet ou les Lapithes.
  2. Cf. Horace, Sat., ii du livre II. On dirait que Lucien avait le poëte latin sous les yeux.