Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/590

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
554
LES AMOURS.

ques creux d’arbres desséchés ? Peu à peu ils perfectionnèrent ces modèles, se tissèrent des vêtements, se construisirent des maisons, et insensiblement, ces sortes d’arts, formés par les leçons du temps, produisirent, au lieu d’un tissu grossier, des broderies élégantes : les humbles cabanes furent remplacées par des toits élevés, par des pierres superposées à grands frais, et l’informe nudité des murailles brilla de la peinture fleurie des couleurs. C’est ainsi que chacune de ces industries ingénieuses condamnées d’abord au silence, et plongées dans un profond oubli, sortit, si l’on peut dire, d’un long coucher, pour éclairer peu à peu son lever des plus brillants rayons. Ce qu’un artiste avait inventé, il, le transmit à son successeur, et cette chaîne héréditaire, ajoutant sans cesse à ce qu’elle avait appris, finit par combler toutes ses lacunes.

[35] « Il ne faut pas attendre de ces temps reculés quelque amour philopédique. Force était de s’unir à des femmes, pour ne pas laisser l’espèce humaine s’anéantir faute de reproduction. Mais la variété des connaissances et les désirs de la vertu, qu’allume en nous l’amour du beau, ne devaient éclore qu’à la longue, dans un siècle qui a porté ses investigations sur tous les points, afin que la philopédie fleurît avec la divine philosophie. Garde-toi donc, Chariclès, de condamner comme une mauvaise invention ce qui n’a point été trouvé tout d’abord, et ne méprise point nos amours parce que le commerce des femmes remonte à une antiquité plus haute. Songeons que les premières découvertes sont le fruit de la nécessité, et que les inventions plus récentes du génie de l’homme, fécondé par les loisirs, doivent avoir plus de prix à nos yeux.

[36] « Il m’a pris envie de rire, quand j’entendais tout à l’heure Chariclès faire l’éloge des animaux et des déserts de la Scythie. On eût dit, à la chaleur de ses discours, qu’il se repentait d’être Grec ; et, comme s’il n’eût rien avancé de contraire à l’opinion qu’il avait prise en main, au lieu de parler à mi-voix, pour nous dérober sa pensée, il élevait le ton et criait à plein gosier : « Les lions, les ours, les sangliers ne s’aiment point entre eux ; mais l’amour de leur femelle est le seul qui les domine. » Qu’y a-t-il d’étonnant ? Un sentiment, qui appartient à la raison la plus élevée peut-il exister chez des êtres que leur aveuglement empêche de raisonner. Si Prométhée ou quelque autre dieu eût départi à chacun d’eux une intelligence semblable à celle de l’homme, ils ne mèneraient pas une vie sauvage au milieu des déserts, ils ne se dévoreraient pas les uns les autres ; comme nous, ils se construiraient des temples, habiteraient au milieu