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TIMON OU LE MISANTHROPE.

[10] Mais voyons, Mercure, prends avec toi Plutus, et descends chez lui en toute hâte ; que Plutus emmène avec lui Thésaurus, qu’ils fixent tous deux leur demeure chez Timon, et qu’ils n’en sortent pas, lors même que celui-ci, aimable comme il est, voudrait les mettre à la porte. Quant à ces flatteurs et à l’ingratitude qu’ils ont montrée à son égard, j’en aurai soin une autre fois et je les punirai, lorsque j’aurai fait raccommoder ma foudre. Ses deux grands rayons ont été, en effet, émoussés et brisés, le jour où je l’ai lancée avec un peu trop de force contre le sophiste Anaxagore[1], qui enseignait à ses disciples que nous autres dieux nous n’existons pas ; je le manquai, parce que la main de Périclès le couvrait, et ma foudre, allant frapper le temple des Dioscures, le mit en feu, mais se brisa presque entièrement contre les pierres ; seulement ce sera déjà une punition pour les flatteurs de Timon de le voir redevenu riche.

[11] Mercure. La bonne chose que de tempêter, de se montrer insupportable et insolent ! Ce n’est pas seulement utile aux avocats, mais à ceux qui font des prières. Voilà Timon qui va passer de l’extrême pauvreté à l’extrême richesse, pour avoir crié bien fort, s’être exprimé franchement dans sa prière et avoir attiré l’attention de Jupiter. S’il avait pioché la terre, courbé en silence, il la piocherait encore sans qu’on s’occupe de lui.

Plutus. Pour ma part, Jupiter, je ne veux pas aller chez Timon.

Jupiter. Et pourquoi donc, seigneur Plutus, quand c’est moi qui vous donne cet ordre ?

[12] Plutus. C’est que, par Jupiter, il m’a insulté, mis à la porte, taillé en morceaux, moi, son ami de père en fils, et cela comme on renvoie avec une fourche, ou comme ceux qui se secouent les doigts quand ils se brûlent. Eh quoi ! je retournerais en proie aux parasites, aux flatteurs, aux maîtresses ! Envoie-moi, Jupiter, chez des gens qui comprennent la valeur d’un tel présent, qui me choient comme un hôte précieux et désirable. Mais que ces oiseaux affamés restent toujours dans la pauvreté, puisqu’ils la préfèrent à moi ; que, couverts d’une peau de chèvre, la pioche en main, ils se contentent de gagner misérablement quatre oboles, eux qui font si peu de cas des trésors de dix talents.

[13] Jupiter. Timon n’en usera plus ainsi avec toi ; la pioche

  1. Voy. Plutarque, Vie de Nicias. § 23. Cf. nos annotations sur l’Apologie de Socrate de Platon, édit. Hachette, p. 31.