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Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/95

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PROMÉTHÉE OU LE CAUCASE.

joue, mais personne n’a jamais été attaché à la potence pour semblable délit. En voilà assez de dit sur les viandes : j’ai honte d’avoir à me défendre à ce sujet, mais il est encore plus honteux pour Jupiter de m’accuser.

[11] Passons à mon talent plastique et à la fabrication des hommes : c’est le moment d’en parler. Sur ce point, Mercure l’accusation se divise en deux chefs, et je ne sais trop lequel vous me reprochez le plus : en premier lieu, de ce que j’ai fait des hommes, tandis qu’il aurait mieux valu qu’il n’y en eût pas, ou tout au moins qu’ils demeurassent tranquilles, terre immobile et inerte ; et en second lieu, de ce que, les ayant faits, je ne leur ai pas donné une autre forme que celle qu’ils ont aujourd’hui. Je vais toutefois parier sur ces deux points : et d’abord, je m’efforcerai de démontrer que les dieux n’ont éprouvé aucun dommage de ce que les hommes ont été produits à la vie ; ensuite, que c’est même pour eux un avantage réel et beaucoup plus considérable, que si la terre fût restée déserte et privée d’habitants.

[12] Dans l’origine, car il me sera plus facile, en remontant jusque-là, de prouver si j’ai fait une innovation criminelle en fabriquant des hommes, dans l’origine, dis-je, il n’y avait qu’une seule espèce divine et céleste ; la terre, inculte et difforme, était tout entière couverte de forêts, hérissée de bois impénétrables au soleil. Aussi point d’autels pour les dieux, point de temples : où les aurait-on placés ? point de statues ni d’images, rien enfin de semblable à ce qui se pratique aujourd’hui avec tant de soin et de déférence. Moi, toujours le premier à songer à l’intérêt commun, toujours attentif aux moyens d’augmenter la gloire des dieux, de contribuer à leur splendeur, à leur magnificence, je regardai comme une invention excellente de prendre un peu de boue, d’en façonner certains êtres, et de leur donner une forme semblable à la nôtre. Il me semblait qu’il manquait quelque chose à la divinité, tant qu’il n’existait rien qui lui pût être opposé, un être qui, comparé à elle, prouvât qu’elle est plus heureuse : je voulais toutefois que cet être fut mortel, quoique industrieux, intelligent, et capable d’apprécier ce qui vaut mieux que lui.

[13] Alors, suivant le langage des poëtes, je mêlai de la terre et de l’eau, et de cette substance molle je formai des hommes, puis j’appelai Minerve et la priai de mettre la main à mon œuvre. Voilà le grand crime que j’ai commis envers les dieux ; tu vois quel tort j’ai pu leur causer en fabriquant des animaux avec de la boue qui, jusque-là immobile, a été douée par moi du mou-