Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/292

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pères rendus furieux contre leurs enfants, des frères contre leurs frères, des amants contre l’objet de leur tendresse. On a vu mille amitiés brisées, mille maisons renversées par ces délations colorées d’apparence.

[2]2. Afin de nous garder d’y tomber, je veux, dans ce discours, retracer, comme dans un tableau, ce que c’est que la délation, avec sa cause et ses effets. Longtemps avant moi, Apelle d’Éphèse[1] a dessiné cette image : il s’est vu lui-même calomnié auprès de Ptolémée[2], comme complice de la conjuration tramée à Tyr par Théodotas[3] ; Apelle n’avait jamais vu Tyr ; il ignorait absolument quel était ce Théodotas ; il avait seulement entendu dire que c’était un lieutenant de Ptolémée, auquel ce prince avait confié le gouvernement de la Phénicie. Cependant un de ses rivaux, nommé Antiphile[4], jaloux de sa faveur auprès du roi et envieux de son talent, le dénonça à Ptolémée comme ayant trempé dans le complot, prétendant qu’on avait vu Apelle en Phénicie à table avec Théodotas, et lui parlant à l’oreille durant tout le repas. Enfin il affirma que la révolte de Tyr et la prise de Péluse[5] étaient le fruit des conseils d’Apelle.

[3]3. Ptolémée, homme d’une pénétration peu clairvoyante, mais nourri dans la flatterie des cours, se laisse emporter et troubler par cette calomnie absurde, et, sans réfléchir à son invraisemblance, sans faire attention que l’accusateur est un rival, qu’un peintre est trop peu de chose pour entrer dans une pareille trahison, surtout un peintre comblé de ses bienfaits, honoré par lui plus que tous ses confrères, sans s’informer enfin si jamais Apelle a fait voile pour Tyr, Ptolémée, dis-je, s’abandonne à sa fureur, remplit son palais de ses cris, et traite Apelle d’ingrat, de conspirateur, de traître. Peut-être même, si l’un des conjurés, arrêtés pour cette révolte, indigné de l’impudence d’Antiphile et touché de compassion pour le malheureux Apelle, n’eût déclaré que celui-ci n’avait pris aucune part à leur complot, peut-être ce grand peintre aurait-il eu la tête tranchée, victime des maux arrivés à Tyr et qui ne lui étaient point imputables.

[4]4. Ptolémée reconnut son erreur, et il en éprouva, dit-on,

  1. Il ne faut pas confondre cet Apelle avec le grand peintre, né à Cos, qui vécut sous Alexandre et sous Ptolémée, fils de Lagus. Celui dont il s’agit ici était de Colophon, et, par adoption, citoyen d’Éphèse.
  2. Ptolémée IV, Philopator, fils d’Évergète.
  3. Voy. Polybe, livre V.
  4. Peintre d’un certain renom. Voy. Pline, Hist. nat., XXXV, x.
  5. Cette ville était regardée comme la clef de l’Égypte. Polybe ne parle point de la prise de Péluse, mais de celle de Ptolémaïs.