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Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/300

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tion, il reconnaisse qu’il s’est emporté sans sujet contre son ami.

24. Si, au contraire, c’est un cœur lâche et vil, il reçoit son ami avec un sourire, mais en lui-même il le déteste, il grince des dents en secret, et, comme dit le poëte[1],

Il couve son courroux dans le fond de son âme.

Or, il n’est pas, selon moi, d’injustice plus criante, rien n’est plus digne d’un esclave que de nourrir sa colère en se mordant les lèvres, d’accroître la haine enfermée dans son sein, d’avoir un sentiment dans le cœur et un autre à la bouche, de jouer, sous un masque gai et comique, une tragédie pleine de deuil et de larmes. Ce qui confirme surtout dans cette manière d’agir, c’est de voir le délateur en user de la sorte à l’égard de celui qu’il calomnie, et dont il paraissait autrefois l’ami. On ne veut plus alors entendre la voix de la victime, qui essaye de se disculper ; on préjuge de cette amitié apparente la vérité de l’imputation, et l’on ne songe pas que souvent il s’élève dans les amitiés les plus étroites des motifs de haine inconnus à tous les autres. Souvent même un coupable, pour prévenir une accusation, charge son ami de son propre crime, car il n’y a guère d’homme assez hardi pour l’imputer à son ennemi. Les motifs trop publiés de sa haine rendraient sa délation incroyable. C’est donc contre ceux qui passent pour leurs amis, que les délateurs dirigent leurs manœuvres, ayant soin de témoigner la plus vive attention à l’homme qui les écoute et qui doit croire à leur dévouement, en les voyant sacrifier à ses intérêts ceux qui leur sont chers.

25. Il y a aussi des gens qui, venant à connaître par la suite que leur ami a été injustement accusé, ne le repoussent pas moins, par honte de l’avoir cru coupable, et n’osent plus le regarder en face : on dirait qu’ils se croient offensés d’avoir reconnu son innocence.

26. Ainsi la société est affligée d’une foule de maux, nés d’une trop grande facilité à croire aux délateurs. Antia dit à son époux[2] :

Mourez, Prétus, ou bien tuez Bellérophon,
Car il a, malgré moi, pénétré dans ma couche.


Et c’est elle qui avait fait les avances et s’était vue dédaignée.

  1. Homère, Odyssée, VIII, v. 273. Cf. Iliade, I, v. 81.
  2. Iliade, VI, v. 165.