Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/322

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lent se montre plus à découvert. Ainsi, lorsqu’un homme revêtu d’armes éclatantes prend la fuite le premier, la magnificence de son armure rend sa lâcheté plus remarquable. L’orateur d’Homère[1] l’entendait bien ainsi, selon moi, lorsque, peu soucieux d’avantages personnels, il prend l’attitude d’un homme simple et sans expérience, afin que la beauté de ses discours devienne plus frappante, comparée avec sa propre laideur. D’un autre côté, il n’est pas possible que l’imagination de celui qui parle dans un lieu richement décoré ne soit pas continuellement occupée de tout ce qu’il voit : cet éclat le ravit, l’entraîne et le distrait de ce qu’il dit. Comment pourrait-il bien parler, lorsque son âme est entièrement occupée à faire l’éloge de tout ce qui frappe ses regards ?

18. « J’oubliais de dire que les assistants engagés à venir entendre ce discours, en entrant dans un séjour si magnifique, au lieu d’auditeurs deviennent spectateurs. Il n’est point de Démodocus, de Phémius, de Thamyris, d’Amphion, ni d’Orphée[2], qui puissent les distraire d’un pareil spectacle. À peine chacun d’eux a-t-il franchi le seuil, qu’environné d’une foule de merveilles, il oublie qu’il doit entendre un discours et n’a nullement l’air de quelqu’un qui écoute. Il est tout entier aux objets qu’il aperçoit, à moins qu’il ne soit absolument aveugle ou que la séance ne se tienne durant la nuit, comme celles de l’Aréopage.

19. « En effet, que le charme du langage soit bien loin d’avoir la même puissance que celui de la vue, c’est ce que prouve aisément la fable des Sirènes comparée à celle des Gorgones. Les premières séduisaient et retenaient par leurs chants flatteurs les matelots engagés dans leurs parages ; mais il fallait quelque temps pour que le charme opérât, et jadis un héros passa auprès d’elles sans prêter l’oreille à leurs accents. La beauté des Gorgones exerçait un empire bien plus terrible ; elle pénétrait jusqu’aux ressorts mêmes de l’âme ; leur vue seule jetait le spectateur hors de lui, le rendait muet de surprise, et, comme le disent la fable et la tradition, le transformait en pierre. Le tableau que mon adversaire vous a tracé du paon est tout entier, je crois, à mon avantage. C’est son aspect qui enchante, et non sa voix. Que l’on mette à côté de lui un rossignol ou un cygne, qu’on les fasse chanter, tandis que le paon, silencieux, déploiera les richesses de son plumage, je suis certain que l’âme des spectateurs passera bientôt à lui, et dira un long adieu aux

  1. Voy. Iliade, III, v. 217.
  2. Voy. ces mots dans le Dict. de Jacobi.