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LE MAL DES ARDENTS

Ainsi, tout d’abord, ne vint pas à son esprit la pensée que le but de son voyage pût désormais être autre chose que la précieuse conquête d’une vieille femme détentrice d’un paquet d’actions. La compagnie d’Angèle, sa tendresse, le délice de cette chair vive ne semblaient pas devoir le blesser d’amour ; hors-d’œuvres, songeait-il distraitement quand il s’y arrêtait un instant. Il ne continuait à voir dans la passion que l’œuvre de chair et la satisfaction d’un instinct de domination ; il ne soupçonnait pas que pût jamais se réaliser dans son for intérieur cet état de grâce que décrivent les poètes et dont s’enchante à son printemps la race des hommes depuis plus de huit cent mille ans.

Il était pourtant trop jeune pour échapper au sortilège. Dans ce court voyage devait s’insinuer dans ses veines le poison brûlant d’un amour unique dont sa vie entière retentit ; ce charme subtil d’une femme amoureuse, forte et tendre, d’une femme belle et jeune, sensible, singulièrement fine et apte à tout ressentir et à tout exprimer, l’investit peu à peu par l’étrange attrait des steppes inconnus. Comme il lui arrivait dans les songes, le rythme de son existence changeait et celui de son tempérament, celui même de sa pensée et de sa parole intérieure. Angèle le faisait entrer dans un merveilleux domaine ; elle lui révélait la poésie pure sans poètes ni phrases ; elle lui faisait voir toutes choses sous un aspect nouveau, comme les yeux dessillés. À chaque instant dans ses paroles, il tremblait d’une confrontation vivement saisie entre son propre