Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/277

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elle égarée ? ou s’arrêta-t-elle tombant de lassitude ? (2, 740) Je ne sais ; mais depuis mes yeux ne l’ont plus revue. Je ne portai mes regards en arrière et ne songeai à cette perte cruelle que lorsque, arrivés sur l’antique colline de Cérès et dans son temple sacré, et y rassemblant notre troupe fugitive, nous vîmes que Créuse seule nous manquait, qu’une mère était perdue pour son fils, une épouse pour son époux. Dans ma douleur insensée, qui n’accusai-je point et des hommes et des dieux ? qu’avais-je vu de plus horrible dans Ilion en ruines ? Aussitôt je laisse dans l’endroit le plus secret de la vallée Ascagne, Anchise et mes dieux pénates, les recommandant à mes compagnons. Je reprends mes armes et je rentre dans la ville, (2, 750) résolu de voler à de nouveaux hasards, de parcourir encore Troie entière, de donner tête baissée dans les périls. D’abord je retourne vers les murs et vers le seuil obscur de la porte par où j’étais sorti, et, me guidant au milieu des ténèbres sur la trace de mes pas, je jette çà et là des regards avides. Partout règne l’horreur ; partout c’est un silence épouvantable. Peut-être a-t-elle porté ses pas vers la maison de mon père ? peut-être l’y reverrai-je ? J’y cours : les Grecs s’étaient précipités dans la demeure de mes aïeux, et l’avaient envahie. Les flammes dévorantes, poussées par le vent, roulaient jusqu’au comble, et déjà le dépassaient ; furieuses, elles s’élançaient vers les cieux. (2, 760) Je m’avance vers le palais de Priam, et je revois la citadelle. Sous les portiques solitaires du temple de Junon, Phénix et le cruel Ulysse, commis à la garde du butin, veillaient sur leur proie : là je vois entassés tous les trésors de Troie arrachés aux temples en flammes, les tables des dieux, les cratères d’or massif, les dépouilles captives ; autour sont rangés en longue file les enfants et les mères tremblantes. J’osai bien jeter ma voix plaintive dans l’ombre de la nuit, et remplir de mes cris Ilion désolé ; et, dans mon désespoir, (2, 770) je dis et redis cent fois le nom de Créuse absente.

« Pendant que je m’emporte ainsi en recherches vaines et en regrets insensés, voici que l’ombre de Créuse elle-même s’offre à mes yeux, et que son triste fantôme m’apparaît plus grand que je ne la vis jamais elle-même. J’en frémis d’horreur, mes cheveux se dressèrent sur ma tête, ma voix expira sur mes lèvres. Mais Créuse, m’adressant la parole, calme ainsi mes cruelles inquiétudes : "Pourquoi, cher époux, t’abandonner à cette douleur insensée ? Rien ne nous arrive aujourd’hui que les dieux n’aient ordonné, et il ne t’est pas permis d’emmener avec toi Créuse ; le souverain maître de l’Olympe ne le veut pas. (2, 780) Un long exil t’attend, et de vastes mers seront sillonnées par tes vaisseaux. Tu arriveras enfin dans la terre d’Hespérie, dans ces grasses campagnes que le Tibre étrusque baigne de ses tranquilles eaux. Là se renoueront pour toi de belles destinées ; tu conquerras un empire et la main d’une royale épouse : cesse donc de pleurer ta chère Créuse. Je ne verrai point les demeures superbes des Myrmidons et des Dolopes ; je n’irai point servir les femmes de la Grèce, moi le sang de Dardanus, moi l’épouse du fils de Vénus. Mais la puissante mère des dieux me retient sur ces bords : adieu, et garde ton amour à l’enfant que nous aimions ensemble." (2, 790) Elle dit, me laisse pleurant et voulant lui parler