Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/281

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port d’Ortigie ; nous volons sur la mer ; nous voyons Naxos et ses sommets foulés par les Bacchantes, la verte Donyse, Oléaros, la blanche Paros, les Cyclades semées çà et là sur les flots, et nous côtoyons mille terres au milieu des eaux resserrées. Nos matelots poussent à l’envi un cri d’allégresse : "Gagnons, se disent-ils en s’animant les uns les autres, gagnons la Crète, cette terre de nos aïeux." (3, 130) Le vent, qui s’élève en poupe, nous pousse au large ; enfin nous abordons tranquillement aux antiques rivages des Curètes. Dans mon ardeur impatiente, je jette les fondements de ma ville tant désirée ; je l’appelle Pergamée, et j’exhorte la colonie nouvelle, que réjouit ce nom troyen, à aimer ses foyers, et à élever de ses mains la citadelle. Déjà nos vaisseaux, pour la plupart, avaient été mis à sec sur le rivage ; déjà la jeunesse troyenne, tout entière à la culture de ses nouveaux champs, se livrait aux douces espérances de l’hymen ; je donnais à tous des lois, des demeures, quand tout à coup une corruption funeste, amenée par les vapeurs infectes de l’air, fondit sur les hommes, les arbres, les moissons : l’année en fut frappée de mort. (3, 140) Tous exhalaient le doux souffle de la vie, ou traînaient leurs corps mourants ; la canicule en feu brûlait les campagnes stériles ; les herbes étaient desséchées, et l’été sans épis refusait aux hommes leur nourriture. Alors mon père m’exhorte à repasser la mer, à consulter de nouveau l’oracle de Délos, à supplier le dieu de nous dire dans sa pitié quelle fin il donnera aux maux qui nous lassent, où il veut que nous cherchions un soulagement à tant de peines, où il veut que se tournent nos courses incertaines.

« Il était nuit, et le sommeil pesait sur tout ce qui respire. Alors les images sacrées de mes dieux, et nos pénates phrygiens, que j’avais sauvés des flammes d’Ilion et emportés avec moi, (3, 150) réapparurent dans mon sommeil et se dressèrent devant moi : je les voyais resplendir à la pleine lumière de la lune, qui me versait à travers mes fenêtres ses douces clartés. Il me sembla qu’ils me parlaient, et qu’ils calmaient mes chagrins en m’adressant ces mots : "Ce qu’Apollon te dirait à Délos, il te le dit ici par notre voix ; et c’est lui qui nous envoie vers toi : nous sommes ces mêmes dieux qui, après l’incendie de Troie, avons suivi tes armes exilées, qui avons traversé avec toi et sur tes vaisseaux les espaces orageux des mers ; c’est nous qui élèverons jusqu’aux astres le nom de tes descendants, qui donnerons à leur ville l’empire du monde : à de si grands hommes il faut d’aussi grandes murailles ; (3, 160) ne laisse pas s’interrompre le long travail de ta fuite. Tu dois changer de demeures : ce n’est point ce rivage que le dieu de Délos marquait à tes destins ; ce n’est point en Crète qu’il t’ordonnait de te fixer. Il est un lieu (les Grecs le nomment Hespérie, une terre antique, au sein fécond et puissante par ses armes : jadis les Œnotriens l’habitèrent ; aujourd’hui, nous dit-on, leurs descendants l’ont appelée Italie, du nom de leur chef. Là sont nos vraies demeures ; c’est de là que sont sortis Dardanus, et Jasius, auteur de votre race. Debout donc, et cours joyeux redire nos paroles à ton vieux père désabusé. Cherchez les pays de Corythus et les terres (3, 171) ausoniennes : Jupiter te défend de t’arrêter dans les champs de Dictée."