Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/283

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le visage toujours pâle et creusé par la faim, avec un ventre d’où sont rejetés sans cesse d’immondes et indigestes débris.

« À peine sommes-nous entrés dans le port et avons-nous touché le rivage, que (3, 220) nous voyons épars dans les riantes campagnes des troupeaux de bœufs, et des chèvres qui erraient à l’abandon au milieu des herbages. Le fer à la main, nous nous jetons sur ces animaux, appelant les dieux et Jupiter lui-même à partager cette proie inespérée. Alors nous dressons des lits de gazon sur le rivage, et nous nous rassasions de ces mets succulents. Mais voici que du haut des monts les Harpies fondent sur nous d’un effroyable vol, battant des ailes et poussant de grands cris : elles pillent nos mets, souillent tout de leur toucher immonde, et mêlent des cris sinistres à d’abominables odeurs. Alors nous nous retirons dans un lieu enfoncé, sous une roche creuse, (3, 230) et partout environnée d’arbres qui la couvrent de leurs ombres profondes. Là nous dressons nos tables et rallumons le feu de nos autels. Mais d’un autre bout de l’horizon et du fond de repaires ténébreux une nouvelle troupe s’élance, voltige autour de nos tables en déployant ses ailes et ses pieds crochus, et souille nos mets de sa bouche fétide. Je dis alors à mes compagnons de prendre les armes, et de faire une rude guerre à cette race exécrable. On m’obéit : les épées toutes nues sont cachées sous l’herbe ; l’herbe couvre les boucliers invisibles. Bientôt les monstres ailés s’abattent sur le rivage avec des cris aigus ; Misène, du haut d’un roc où je l’ai posté, sonne (3, 240) de la trompette : c’est le signal ; mes compagnons se précipitent, et, s’essayant à ce combat nouveau, tâchent de percer avec le fer ces obscènes oiseaux de la mer. Mais leur plumage, impénétrable aux coups, amortit la pointe des traits ; et, fuyant à travers les airs d’une fuite rapide, l’horrible troupe abandonne sa proie à demi-rongée, et laisse des traces impures de son passage. Cependant l’une d’elles, Céléno, prophétesse de malheur, s’arrêta sur la pointe d’un haut rocher, et nous fit entendre ces funestes paroles : "Race de Laomédon, n’est-ce pas assez d’avoir égorgé nos bœufs, abattu nos taureaux ? et prétends-tu encore nous faire la guerre, et chasser les innocentes Harpies du royaume de leurs pères ? (3, 250) Écoutez donc, Troyens, et que mes paroles se fixent dans vos esprits : ce que le père tout-puissant des dieux a révélé à Apollon et qu’Apollon m’a révélé, moi, la plus redoutable des Furies, je vous le déclare. Vous courez en Italie ; les Vents, que vous n’invoquez pas en vain, vous y pousseront, et vous entrerez dans les ports ausoniens. Mais vous ne pourrez pas entourer de murailles la ville que vous devez y bâtir, avant qu’une faim cruelle, juste punition des violences exercées contre nous, ne vous ait forcés de dévorer jusqu’à vos tables."

« Elle dit, et, prenant son vol, elle s’alla cacher dans la forêt voisine. Alors une soudaine terreur glace notre sang dans nos veines ; (3, 260) nous sentons nos courages tomber ; ce n’est plus les armes à la main, c’est par des vœux et des prières que nous sommes résolus à demander la paix, et à fléchir les Harpies, qu’elles soient des déesses, qu’elles soient de funestes et immondes oiseaux. Anchise, étendant vers le ciel ses mains vénéra-