Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/307

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Sors enfin, sors de mes froids ossements, toi, mon vengeur, toi qui, le fer et la flamme à la main, poursuivras partout les enfants de Dardanus. Que dès maintenant et à jamais, qu’en tout temps les deux peuples armés se rencontrent : rivages contre rivages, flots contre flots, fer contre fer, qu’ils se cherchent et se combattent, eux et leurs derniers neveux. »

(4, 630) Elle dit, et, roulant dans son âme mille projets furieux, elle cherche le moyen le plus prompt de rompre la trame de ses jours odieux. Elle appelle Barcé, nourrice de Sichée, son époux ; car la sienne avait laissé ses froides cendres dans l’antique Tyr. « Chère nourrice, lui dit-elle, fais venir ici ma sœur Anna ; dis-lui qu’elle aille en toute hâte se plonger dans une eau pure, qu’elle amène les victimes, et qu’elle porte sur les autels les objets sacrés des expiations marquées par la prêtresse. Toi-même orne ta tête de saintes bandelettes. Je veux achever le sacrifice que j’ai offert au roi du Styx et pour lequel j’ai déjà tout préparé ; je veux finir mes tourments, (4, 640) et livrer moi-même à la flamme l’image du Troyen. » Elle dit, et dans son empressement la vieille Barcé se hâtait d’un pas tremblant. Cependant la reine, dans un dernier transport, et comme possédée de la fureur de mourir, la prunelle égarée et sanglante, les joues tremblantes et livides, et déjà pâle de la pâleur de la mort, se précipite vers le fond du palais, monte en désespérée au haut du bûcher, et tire du fourreau l’épée du Troyen, cette épée, hélas ! qui n’était point destinée à cet usage. Après qu’elle eut regardé ce qui lui restait d’Ilion, ces vêtements, et ce lit tant connu, (4, 650) elle suspendit un moment ses larmes et ses pensées, se pencha sur la couche nuptiale, et laissa échapper ces dernières paroles : « Chères dépouilles, tant que le destin et les dieux l’ont permis, recevez mon âme et délivrez-moi de mes peines. J’ai vécu, et j’ai fourni la carrière que m’avait marquée la fortune ; et maintenant mon ombre descendra glorieuse aux enfers. J’ai fondé une ville superbe, j’ai vu s’élever mes murailles ; j’ai vengé mon époux, j’ai puni un frère assassin. Heureuse, hélas ! trop heureuse, si les vaisseaux troyens n’eussent jamais touché ces rivages ! » Elle dit, et, collant ses lèvres sur sa couche : « Mourir sans vengeance ! (4, 660) mais mourons : oui, oui, ce m’est encore doux de descendre ainsi chez les morts. Que le cruel voie, du haut de sa poupe, cette flamme qui va me consumer ; qu’il en repaisse ses yeux, et qu’il emporte avec lui ce funeste présage de ma mort. »

À ces mots, qu’elle achevait à peine, ses femmes la voient tomber sous le fer et l’épée encore fumante dans ses mains ensanglantées. Un cri lamentable éclate dans tout le palais ; la Renommée court en furieuse répandre la nouvelle dans la ville bouleversée : on n’entend partout que gémissements, que lamentations, que hurlements de femmes éplorées ; l’air retentit de lugubres clameurs. On dirait que Carthage s’écroule renversée par l’ennemi qui s’y précipite, (4, 670) ou l’antique cité de Tyr, et que les flammes déchaînées s’élancent en tourbillons au-dessus des demeures des hommes et des temples des dieux.

À cette nouvelle, Anna se sent défaillir : bientôt elle accourt épouvantée, se déchirant le visage, se meurtrissant le sein, et arrive à travers