Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/325

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vent ai contenu les fureurs et réprimé la rage du ciel et de la mer, conjurés contre votre fils ? Sur la terre aussi (j’en atteste le Xanthe et le Simoïs) je n’ai pas moins protégé votre Enée. Quand Achille, poursuivant les phalanges haletantes des Troyens, les écrasait contre leurs murailles, en moissonnait des milliers ; que les fleuves gémissaient sous le poids des morts, et que le Xanthe, gêné dans son cours, pouvait à peine rouler jusqu’à la mer ses flots ensanglantés, j’arrachai des mains du fils de Pélée et d’un combat inégal Enée, qui luttait en dépit des dieux, (5, 810) et, le couvrant d’un nuage, je le dérobai au trépas ; et pourtant ce même jour je brûlais de renverser de fond en comble les murailles d’Ilion parjure, bâties par mes propres mains. Les mêmes sentiments m’animent encore pour votre fils ; rassurez-vous. Il abordera, selon vos désirs, au port de l’Averne ; un seul de ses Troyens périra dans les abîmes de la mer ; une seule tête sera sacrifiée pour le salut de tous. » Après avoir réjoui par ces douces paroles le cœur de la déesse, Neptune attelle ses coursiers à son char doré, enchaîne avec le frein leur bouche écumante, et leur lâche toutes les rênes : sur son char azuré il vole et rase les ondes. (5, 820) Les flots s’abaissent, la mer tout à l’heure gonflée s’aplanit sous l’axe tonnant du dieu ; les nuages fuient des vastes cieux. Alors se rassemblent autour de lui cent monstres divers, les immenses baleines, le vieux cortège de Glaucus, Palémon, les légers Tritons, et toute la troupe de Phorcus. À la gauche du dieu se rangent Thétis et Mélite, la vierge Panopée, Nésée, Spio, Thalie et Cymodocée. Cependant Énée sent une douce joie pénétrer son âme irrésolue : vite il ordonne de dresser tous les mâts, de déployer vergues et toiles. (5, 830) Tous les cordages sont tendus, les voiles hissées de tous côtés, les antennes tournées et retournées ; les vents emportent la flotte. Palinure, à la tête des galères, en dirige la course serrée ; les autres pilotes ont ordre de se régler sur ses manœuvres.

Déjà la Nuit humide avait rempli la moitié de sa course silencieuse ; les matelots délassaient leurs membres par un doux sommeil ; ils dormaient, durement étendus sous leurs rames et le long de leurs bancs, lorsqu’un fantôme des nuits, écartant les vapeurs ténébreuses de l’air, et dissipant les ombres, glissa du haut des cieux : (5, 840) c’était toi qu’il cherchait, infortuné Palinure, toi qu’il visitait, t’apportant de funestes songes. Le dieu, sous les traits de Phorbas, s’assied sur la poupe, et ces paroles s’échappent de sa bouche : « Fils d’Iasus, vois, l’onde elle-même emporte la flotte ; les vents soufflent d’une haleine égale ; l’heure est venue de goûter le sommeil ; repose ta tête, et dérobe à la fatigue tes yeux accablés. Moi-même je veillerai un moment pour toi auprès du gouvernail. » Palinure, soulevant avec peine ses paupières appesanties, lui répond : « Moi, que j’oublie la face trompeuse de la mer et le calme insidieux des flots, et que je me fie à ce cruel élément ! (5, 850) J’abandonnerais aux vents perfides la fortune d’Énée, moi qu’a trompé tant de fois la fausse sérénité des cieux ?» En