Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/352

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grand des dieux, moi qui ai pu, malheureuse, tout oser, qui ai tourné à tout mon génie, (7, 310) je suis vaincue par cet Énée : ah ! puisque ma puissance n’est plus assez grande, il n’est rien aujourd’hui que je n’implore. Si je ne peux fléchir les cieux, je remuerai l’Achéron. Je n’empêcherai pas le Troyen de régner dans le Latium, soit ; et l’immuable arrêt des destins lui assure la main de Lavinie : mais je puis traîner en longueur, je puis retarder de si grands projets ; mais je puis exterminer les peuples des deux rois. Oui, qu’à ce prix le beau-père et le gendre s’allient. Le sang des Troyens et des Rutules sera ta dot, ô vierge, (7, 319) et Bellone fera les apprêts de tes noces. La fille de Cissé n’aura pas seule porté dans son sein un flambeau de discorde : Vénus aussi enfantera comme elle un autre Pâris, et les torches funestes de son hymen embraseront Pergame renaissante. »

À ces mots, la déesse redoutable descend sur la terre : elle évoque la plus effroyable des sœurs de l’enfer, Allecto, et la fait sortir des ténèbres du Tartare : Allecto ne respire que les tristes guerres, la vengeance, la trahison, les crimes. Pluton même, son père, a ce monstre en horreur ; il est haï de ses sœurs du Tartare : tant il revêt de visages divers, de figures atroces ; tant sa tête hideuse fourmille de serpents ! (7, 330) Junon excite l’horrible Furie par ces paroles : « Fille de la Nuit, rends-moi un service, que seule tu peux me rendre : fais tout pour empêcher que mon honneur, que ma renommée ne cèdent et ne se brisent, que le chef des Troyens n’achève son hymen avec la fille de Latinus, et n’établisse ses peuples dans l’Italie. Tu peux, quand il te plaît, armer le frère contre le frère, bouleverser les familles par les haines, porter dans les maisons tes fouets sanglants, tes funèbres flambeaux : tu as mille inventions funestes, mille moyens de nuire : secoue ton génie fécond : détruis la paix conclue ; sème les causes de guerre, (7, 340) et que des deux côtés la jeunesse crie aux armes, demande des combats, et y coure. »

Infectée des poisons de l’horrible Gorgone, Allecto se rend d’abord dans le Latium, gagne le palais du roi de Laurente, et pénètre jusqu’aux lieux secrets où la reine Amata, que troublent et l’arrivée des Troyens et l’hymen rompu de Turnus, nourrissait dans son cœur maternel les cuisantes douleurs de l’orgueil ulcéré. La déesse lui jette un des livides serpents de sa chevelure, et le plonge dans son sein et au plus profond de son cœur, afin que, saisie des fureurs de l’enfer, elle en remplisse toute sa maison. Le monstre s’insinue sous ses vêtements, se roule insensible autour de sa poitrine (7, 350) qu’à peine il effleure, et souffle à ses sens surpris son haleine de vipère. Tantôt de ses anneaux allongés il entoure le cou de la reine comme d’un collier d’or ; tantôt il s’entrelace en longue bandelette autour de ses cheveux, et il erre en glissant sur tous ses membres. Tant que le subtil poison, dans ses premiers accès, n’a fait que pénétrer ses sens et envelopper ses os d’un feu caché ; tant que son âme ne s’est pas livrée tout entière à la flamme dévorante ; mère encore tendre, elle parle le langage