Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/458

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ah ! je tremble de me mêler à de si grandes ombres, quand je me rapprocherai des eaux du Styx. J’y vois presque submergé par l’onde ce mortel (240) qui déroba le nectar des dieux ; il a beau se tourner en tout sens, son gosier est toujours aride. Dirai-je celui qui roule un roc au haut d’un mont, qui succombe sous l’amère douleur d’avoir bravé les dieux, et qui leur demande en vain un moment de répit ? Fuyez, fuyez, jeunes filles, dont les torches furent allumées par la triste Érynnis, et qui toutes avez préludé à l’hymen par le meurtre. Dirai-je aussi ces masses innombrables qui se pressent les unes sur les autres la magicienne de Colchos, cette mère dénaturée, qui, dans sa férocité délirante, tient suspendu sur la tête tremblante de ses fils le coup qui va les frapper ; (250) ou ces déplorables filles de Pandion, de qui la voix appelle Itys, Itys, tandis que le roi Bistonius, changé en huppe, pleure son abandon, plane dans les airs légers ; ou ces irréconciliables frères issus du sang de Cadmus, qui, se perçant l’un l’autre, portent et reçoivent tour à tour des coups furieux et profonds ? Encore à présent ils se détestent, en voyant chacun son sang rougir la main impie de son frère.

« Épreuves, hélas ! qui ne seront pas changées. Me voici porté bien au delà, et dans des régions lointaines et diverses ; j’aperçois à une distance immense une porte. Je vole, je suis entraîné vers les fleuves de l’Élysée, qu’il me faut traverser. (260) J’y rencontre Proserpine, qui force les Héroïnes à porter devant elle des torches sinistres : seule, Alceste est exempte de toute douleur, pour avoir, au prix de sa vie, retardé les cruels destins de son époux Admète. Voici l’épouse du roi d’Ithaque, la fille d’Icarios, l’éternel et pur honneur des femmes ; plus loin habite la troupe insolente des prétendants percés de flèches. Ailleurs, c’est la malheureuse Eurydice qui revient abattue de douleur : sur toi pèse maintenant, ô Orphée, la peine de ces regards trop tendres jetés en arrière. Sans doute il fut audacieux celui qui crut que Cerbère pouvait s’adoucir, (270) et qu’on apaisait les puissances infernales ; qui n’eut peur ni des ondes ardentes du Phlégéton furieux, ni de la désolation, ni de l’affreux voile de ténèbres tendu sur le ferrugineux empire, ni des souterraines demeures du Tartare, enveloppées d’une nuit sanglante, ni de l’impitoyable tribunal où siège le juge crétois, le juge qui punit après la mort les actes de la vie. Mais la fortune, constante dans ses faveurs, avait rendu Orphée téméraire. Déjà les fleuves rapides s’étaient arrêtés ; déjà la troupe des bêtes fauves, attirée par la voix enchanteresse d’Orphée, venait se fixer aux lieux qu’il charmait ; déjà, remués dans leurs profondes racines, (280) les chênes se soulevaient du sol verdoyant ; les fleuves suspendaient leur cours, et dans les forêts sonores les arbres d’eux-mêmes aspiraient par leur écorce les chants du poëte. Plus d’une fois la Lune retint ses coursiers glissant à travers les étoiles. Oui, tu arrêtas leur élan, vierge qui présides aux mois ; et, pour entendre sa lyre, tu laissas la nuit marcher sans toi. Cette lyre