Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/594

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mon île, comme je le fais encore pour tout vaisseau qui ose y aborder. Un des hommes qui le montaient, remarquable entre tous les autres par sa beauté, et que je reconnus de loin pour leur chef, accourut vers moi, me croyant sans doute de ta suite, et me dit : "Par la pitié qu’inspire un malheureux, et que peut-être vous ressentez vous-même pour celui qui va périr, pour celui qui vient combattre des monstres, sans avoir mérité cet honneur, peignez, je vous prie, l’état où je suis à votre jeune maîtresse ; montrez-lui ma douleur. C’est à elle que j’adresse, autant que je le puis, ces prières ; à elle que je tends du rivage mes mains suppliantes. Maintenant, abandonnée par les déesses qui m’ont emmené jusqu’ici à travers mille orages, je n’ai d’espoir de salut qu’en elle, et qu’autant qu’elle le voudra. Dites-lui, je vous en conjure, qu’elle ne repousse pas mes vœux, qu’elle secoure des héros, les plus illustres qu’elle ait vus jamais ; qu’elle sauve la gloire de leurs noms. Si jadis Hippodamie, détestant le char homicide de son père et la mort affreuse de tous ses prétendants, assura la victoire à Pélops ; si Ariadne livra elle-même son frère à la mort, quel mal y a-t-il que vous secouriez des étrangers qui en sont si dignes, et que vous rendiez la paix à ces campagnes désolées ? Oui, qu’à l’aspect de Jason périssent à jamais et la moisson de Cadmus, et les taureaux aux bouches enflammées ! Malheur à moi qui ne puis, dès à présent, reconnaître tant de générosité ! Qu’elle sache au moins que ce corps sauvé par elle, que cette vie tout entière sont à elle seule : en aura-t-elle pitié ? Répondez, ou sinon…" Et il se précipitait sur son épée nue. J’ai promis ; tu ne me démentiras pas, je l’espère. Quoique vivement touchée moi-même de ses paroles et de ses malheurs, j’ai pensé que toi seule devrais les entendre ; tu es digne de cet honneur, digne d’un tel suppliant ; quant à moi, mes enchantements m’ont valu assez de gloire. »

Depuis longtemps Médée avait détourné les yeux. Elle se possédait à peine ; à peine elle retenait sa main prête à fermer la bouche à la déesse, tant sa pudeur était offensée d’un pareil discours, tant son jeune cœur en était révolté ! Vainement elle cache sa tête sous ses coussins ; l’infortunée, enveloppée de toutes parts et ne sachant où fuir, où se cacher, souhaite avec ardeur que la terre s’entr’ouvre et la dévore, pour ne pas entendre un si coupable langage. Mais Circé lui ordonne de la suivre ; elle l’attend à la porte de l’appartement. Tel qu’on vit Penthée, jadis abandonné par l’implacable Bacchus, quand ce dieu, secouant enfin les fers qui retenaient ses cornes humides de vin, rendit furieux l’infortuné fils d’Échion, l’habilla d’une robe pareille à celle d’Agavé, et l’arma du tambourin et du thyrse à la pointe émoussée : telle Médée, abandonnée par la déesse, se trouble, jette autour d’elle des regards égarés, et ne peut se résoudre à quitter le palais. Cependant sa fatale passion, Jason qui va périr, les paroles qu’elle vient d’entendre et qui la persuadent de plus en plus, tout lui dit de se hâter. Que faire ? Elle se voit près de