Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/79

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dieux assiège les vivants, et que les mortels redoutent ce que le hasard peut faire tomber sur eux.

Crois-tu que les oiseaux pénètrent dans Titye, étendu au bord de l’Achéron ? Non, certes ; il est impossible que, durant tous les âges, ils trouvent à fouiller sous sa vaste poitrine, (3, 1000) quel que soit le prolongement de ce corps immense. Dût-il, en y jetant ses membres, occuper non-seulement neuf arpents, mais encore toute la surface du globe, il ne suffira point à essuyer une douleur éternelle, et à fournir de sa propre chair une éternelle pâture. Non, le vrai Titye, pour nous, est un homme tombé dans l’amour, et que ses mille vautours déchirent, que rongent les inquiétudes, les angoisses, ou que tout autre souci honteux met en pièces.

Nos yeux rencontrent encore Sisyphe dans la vie. Le voilà qui s’obstine à demander au peuple les faisceaux, les haches cruelles, (3, 1010) et qui revient toujours vaincu et triste. Briguer le pouvoir, qui est une chose vaine, sans jamais l’atteindre ; endurer pour lui mille peines si rudes, n’est-ce pas rouler sur une montagne, avec effort et contre sa pente, un rocher qui, déjà au faîte, retombe précipitamment, et gagne la rase campagne ?

Ensuite repaître continuellement la faim des âmes, et ne jamais emplir ou rassasier leur ingrate nature ; comme les saisons qui, ramenées par le cercle des ans, nous apportent mille productions, mille charmes, (3, 1020) sans nous assouvir avec toutes ces moissons de la vie : voilà, je pense, ce que les hommes racontent de ces vierges, à la fleur de l’âge, qui entassent une eau fugitive dans un vase percé, incapable de se remplir. Quant à Cerbère, et aux Furies, et à la nuit éternelle, et au Tartare, dont les gorges vomissent un horrible bouillonnement de flammes, ils n’existent nulle part, ils ne peuvent exister : mais il y a, dans cette vie, de grands supplices qui épouvantent les grands crimes, ou les expient du moins, comme la prison, le terrible saut du rocher, (3, 1030) les verges, les bourreaux, le chevalet, la poix, les lames, les torches. Et, à défaut de ces peines, les terreurs anticipées de la conscience nous aiguillonnent, nous dévorent sous des lanières brûlantes ; et comme les âmes ne voient pas quel doit être le terme des misères, la fin des châtiments, elles tremblent encore plus que la mort ne les aggrave. Voilà comment les insensés se font un enfer de la vie.

Tu peux aussi te répéter souvent : « Ancus lui-même, le bon Ancus, a fermé les yeux à la lumière [1038]. » Et pourtant il valait bien mieux que toi, misérable ! (3, 1040) Comme lui, tous les rois et les puissants du monde ont succombé, eux qui avaient de grandes nations sous leur commandement.

Celui-là même qui se fraya autrefois une route dans la mer immense [1042], qui fit marcher ses légions sur un abîme, qui leur apprit à franchir à pied les gouffres amers, et qui brava sous les bonds insultants de ses chevaux le vain murmure des ondes, a perdu le jour, et son corps expirant a répandu son âme.