mais enfin, quand il traduisait Lucrèce, on pouvait licitement dire encore : un noble coursier, par exemple, sans avoir d’ailleurs en tête la moindre image d’un cheval vivant ; et ce temps, qui déjà nous semble fabuleux, n’est pas très éloigné de nous. Une traduction en vers était peut-être alors aussi longue à faire qu’elle l’est aujourd’hui parce qu’on la faisait en deux fois plus de vers, mais à coup sûr elle était au moins deux fois plus facile.
On ne croit plus guère maintenant que les mots aient des synonymes ; l’épithète latine que l’éducation classique du goût accoutume trop à regarder comme un ingénieux ornement, est unique et impérieuse chez Lucrèce, on la respecte aujourd’hui davantage. Nos maîtres nous ont appris un culte tout nouveau de l’épithète. L’usage qu’ils en ont fait nous a révélé combien elle est sacrée, combien il en faut être jaloux, et c’est pourquoi les traductions lâchées à la manière de Jacques Delille sont maintenant inadmissibles. Aujourd’hui un vers ne semble achevé que s’il est devenu incommutable dans tous ses termes, pour la même raison qu’une figure ne paraît au dessinateur définitivement composée que quand il est devenu impossible d’y changer un trait ; en un mot la poésie confine de plus en plus aux beaux-arts ; elle en accepte les lois.
Serait-ce le sentiment de ces difficultés nouvelles, d’ailleurs en partie rachetées par un plus fréquent usage du rejet et de l’enjambement, qui a porté M. Ernest Lavigne, dans la préface de son excellente traduction en prose, à proscrire exclusivement la traduction en versr André Lefèvre s’émeut de cette fin de non recevoir. Il y répond trop discrètement. « On doit traduire en prose, dit-il, on peut traduire en vers, c’est permis et c’est possible ». Nous qui ne sommes pas tenu d’être modeste pour André Lefèvre, nous dirons qu’un poème n’est vraiment traduit que s’il l’est en vers. Et voici pourquoi.
Toute œuvre littéraire étant œuvre d’art, la pensée y est inséparable de l’expression qui en est la vie et partant la beauté même. Le traducteur, pour en rendre tout le sens, doit donc en faire goûter le sens esthétique aussi complètement qu’il en fait comprendre le sens littéral. Or le sens esthétique d’un texte est intimement lié au mode d’expression, prose ou vers, adopté par l’auteur, car ce mode est essentiel à la beauté propre de l’ouvrage. Une page de prose et une page de vers peuvent être belles au même degré, mais leurs beautés respectives n’ont pas de commune mesure et ne sont susceptibles entre elles d’aucune équivalence ; à ce point qu’on peut reconnaître