Page:Lumbroso - Souvenirs sur Maupassant, 1905.djvu/93

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« Et Maupassant pleurait en finissant son récit, qui dura deux heures, et nous aussi nous pleurâmes, voyant tout ce qui restait encore de génie, de tendresse et de pitié dans cette âme, qui jamais plus n’achèverait de s’exprimer pour se répandre sur les autres âmes...

« Le récit touchait au plus profond de la détresse humaine ; mais on sentait que si, un jour, il pouvait l’écrire, le penseur frapperait ensuite d’un pied puissant et désespéré, comme un plongeur qui se noie, ce fond sinistre de sa pensée, et qu’il remonterait alors, d’un seul coup, vers la lumière et vers l’espérance... C’était certain, s’il guérissait ; car cette fois, dans son accent, dans ses paroles, dans ses larmes, Maupassant avait je ne sais quoi de religieux qui dépassait l’horreur de la vie et la sombre terreur du néant...

« Mais il ne guérit point ; l’Angélus n’avança plus d’une page ; et quelques mois après, nous apprenions qu’à Nice, sur son yacht Bel- Ami, le grand écri- vain avait tenté de s’ouvrir la gorge...[1].

« Je me remémorais, à Rouen, en 1900, toutes ces choses, dans la « ville aux cent clochers », à l’heure où carillonnaient les cloches de vêpres, devant ce buste de bronze, par un soleil splendide, tandis que les assistants se dispersaient au son d’une marche triomphale qui semblait nous jeter aux oreilles ce mot, le mot cruel et pourtant nécessaire de Gœthe :

« — En avant par delà les tombeaux ! »[2]

  1. Ce n’est pas à bord de son yacht que le drame s’est déroulé. [A. L.]
  2. Nous reviendrons plus loin sur l’Angélus, dont le