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prenante la prétention d’écarter la possibilité même de toute ébauche d’opportunisme en inscrivant certains mots plutôt que d’autres, dans le statut du Parti. Pareille tentative d’exorciser l’opportunisme par un chiffon de papier peut être préjudiciable au plus haut point, non pas à l’opportunisme, mais au mouvement socialiste en tant que tel. En arrêtant les pulsations d’une saine vie organique, on débilite le corps et on diminue sa résistance aussi bien que son esprit combatif, non seulement contre l’opportunisme, mais encore — ce qui devrait avoir aussi une certaine importance — contre l’ordre social existant. Le moyen proposé se tourne contre le but.

Dans ce désir craintif d’établir la tutelle d’un Comité central omniscient et omnipotent, pour préserver un mouvement ouvrier, si promettant et si plein de sève, de quelques faux-pas, nous croyons discerner les symptômes de ce même subjectivisme qui a déjà joué plus d’un tour à la pensée socialiste en Russie[1]. Il est vraiment amusant de voir les étranges pirouettes que l’histoire fait exécuter au respectable « sujet » humain dans sa propre activité historique. Aplati et presque réduit en poussière par l’absolutisme russe, le moi prend sa revanche en ce que, dans sa pensée révolutionnaire, il s’assied lui-même sur le trône et se proclame tout-puissant — sous forme d’un comité de conjurés, au nom d’une inexistante « Volonté du Peuple »[2]. Mais l’« objet » s’avère être le plus fort et le knout ne tarde pas à triompher parce que c’est lui qui représente l’expression « légitime » de cette phase du processus historique.

Enfin, on voit apparaître sur la scène un enfant encore plus légitime du processus historique : le mouvement ouvrier russe ; pour la première fois, dans l’histoire russe, il jette avec succès les bases de la formation d’une véritable volonté populaire. Mais voici que le moi du révolutionnaire russe se hâte de pirouetter sur sa tête et, une fois de plus, se proclame dirigeant tout-puissant de l’histoire, cette fois-ci en la personne de son altesse le Comité central du mouvement ouvrier social-démocrate. L’habile acrobate ne s’aperçoit même pas que le seul « sujet » auquel incombe aujourd’hui le rôle du dirigeant, est le « moi » collectif de la classe ouvrière, qui réclame résolument le droit de faire elle-même des fautes et d’apprendre elle-même la dialectique de l’histoire. Et enfin, disons-le sans détours : les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur « Comité central ».

  1. La « méthode subjective » est à la base des doctrines socialistes que développèrent Pierre Lavrov et Nicolas Mikhaïlovsky, maîtres fort écoutés du parti socialiste-révolutionnaire.
  2. On sait que le petit groupe de conjurés qui, de 1879 à 1883, combattit le tsarisme par une suite d’attentats et réussit à tuer Alexandre II (en mars 1881) s’appelait : le « parti de la Volonté du peuple »